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nôtres me cria : « Vous avez gagné ! — Quoi ? lui demandai-je fort étonné. — Trois souverains. — Et comment cela ? — Votre cheval vient d’obtenir le prix. » Comme je ne me connaissais pas de cheval, je fus bien obligé de croire que c’était un de ceux qui avaient couru. « N’avez-vous pas, ajouta-t-il, le numéro six ? » C’était en effet le chiffre écrit sur mon billet. Je commençais à comprendre ce que c’est qu’un sweep. On écrit sur des morceaux de papier des chiffres qui correspondent au numéro que porte chaque cheval sur le programme des courses ; celui qui se trouve avoir tiré le numéro du vainqueur ramasse ou, pour traduire le mot anglais, balaie toutes les mises de ses partenaires. Cette forme de pari est la plus innocente de toutes ; les vrais turfites la méprisent comme un jeu d’enfans ou de ramoneurs. Elle ne demande en effet aucun calcul d’esprit, et je fus forcé d’avouer, d’après l’expression du betting man, que j’avais gagné bêtement. Il y a pourtant des sweeps dont le résultat n’est point à dédaigner. Quelques jours auparavant, un sweep avait eu lieu pour le Derby, selon une coutume qui se renouvelle tous les ans au White’s-Club. Lord Stamford avait eu le bonheur de tirer le numéro de Dundee. Le club se compose de douze cents membres qui versent chacun 10 souverains ; c’était donc 12,000 livres sterling qu’allait gagner sa seigneurie, si, comme tout semblait l’annoncer, Dundee remportait le prix dans la fameuse course qui devait suivre, et qui absorbait déjà toute l’attention.

J’avais vu jusqu’ici le côté bourgeois de la fête ; il me restait à en voir le côté grandiose. Pour cela, il me fallait changer de théâtre. Je profitai de l’intervalle qui s’étend entre les deux courses pour quitter l’enclos des voitures et pour me rendre au Grand-Stand. Qu’est-ce que le Grand-Stand ? De loin vous diriez un édifice bâti avec des têtes humaines, tant les lignes de l’architecture se trouvent recouvertes par des milliers de spectateurs. De près, c’est une immense avant-scène construite de manière à dominer tout le terrain des courses. Ce léger bâtiment se détachait sur le fond bleu du ciel, comme une section du Crystal-Palace transportée pendant la nuit à Epsom par le génie de la spéculation et sur les ailes de la fête. Là, dans les galeries et les loges, recouvertes de riches tentures cramoisies, se réunissent les magnats du turf. Un enclos particulier, connu sous les noms de betting ring (cercle des parieurs), de magic ring (cercle magique), ou encore d’acre de Mammon (Mammon’s acre), par allusion sans doute à ces paroles de l’Évangile : « Vous ne pouvez servir Dieu et Mammon, » était occupé par la vaste confrérie des betting men et des faiseurs de livres, book makers. Ceux-ci avaient en effet tous un crayon et un cahier à la main ; mais le livre qu’ils étaient en train d’écrire n’avait aucun