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revanche, le salaire est médiocre, les chômages sont fréquens ; la nourriture est plus frugale que celle du plus pauvre ouvrier. Le charbonnier vit, cela est vrai, dans l’air calme et pur de la forêt ; mais il ne s’avance dans cette forêt que précédé de la dévastation et de la dévastation que lui-même a faite, car il ne carbonise qu’en été, et le reste de l’année il lui faut manier du matin au soir la rude hache du coupeur. Il détruit, ce qui est toujours une triste besogne, et, ce qui est plus triste encore, il détruit ce qu’il aime, l’arbre, l’unique compagnon de sa solitude et comme son ami. On en a vu hésiter à frapper ces beaux hêtres, l’honneur des bois d’Alaise, vigoureux et élancés, lisses et brillans d’écorce, brillans de feuillage, et qui semblent avoir le don de l’inaltérable jeunesse. Une fois la première blessure faite à l’arbre, ils frappaient coup sur coup et avec fureur, comme pour se délivrer plus tôt d’un remords. La cognée a enfin accompli sa tâche sinistre ; les doux ombrages ne sont plus, le sol dénudé attriste l’œil. C’est alors que le charbonnier en prend possession et y dresse sa baraque de bois, qu’il portera bientôt plus loin encore, et dans un autre désert fait également par sa hache. C’est le nomade de la forêt. Sans attachement au sol, sans racines dans le pays, les charbonniers, pour remédier à ce mortel isolement, ont fondé en Italie l’association qui porte leur nom, et en France celle des Bons-Cousins[1], dont tous font partie, et qui tient invariablement ses assemblées dans les bois.

Michel cependant était trop jeune pour être affilié aux Bons-Cousins. Il vivait seul au Fori, n’ayant pour compagnon qu’un corbeau apprivoisé qui le suivait à son travail avec la fidélité du chien le plus dévoué. Ainsi isolé et n’étant distrait par rien de son amour, le pauvre jeune homme s’y abandonna tout entier, sans se dissimuler que bien peu d’espoir lui était permis. Le père de Cyprienne, nous l’avons dit déjà, avait maison, champs et prés, et le jeune homme ne possédait pour toute fortune que ses deux bras et ses instrumens de travail ; mais ce qui le désespérait encore davantage, c’était le caractère de la jeune fille. Cyprienne était de l’aveu de tous la plus jolie paysanne du massif, fraîche et piquante, vive et d’esprit tout à fait éveillé, irréprochable jusque-là dans ses mœurs, mais enfant très gâtée, pleine de caprices, railleuse, aimant la toilette, cherchant beaucoup trop à plaire aux garçons, une coquelicante, comme disent agréablement nos paysans. La coutume des mai plantés sous la fenêtre

  1. Diverses pratiques des Bons-Cousins font remonter leur origine à des temps assez reculés. Le candidat à l’initiation est interrogé sur toutes les parties du métier de charbonnier. Dans ce christianisme primitif, le fourneau représente le Golgotha ; les trois croix sont figurées par les trois perches qui s’élèvent au-dessus. Disons aussi que la grande échelle du charbonnier a toujours neuf échelons, à l’imitation, dit-on, de celle du Calvaire.