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un système du monde, il contient pour le théoricien politique un système sur le gouvernement des sociétés humaines ; là se trouve résumé en vers immortels le système politique de l’Italie du moyen âge par lequel furent gouvernés à leur insu les peuples de l’Europe, la monarchie universelle réalisée par deux pouvoirs universels, un pouvoir temporel idéal et abstrait, un pouvoir spirituel visible et incarné. Enfin les artistes se sont toujours plu à reconnaître un frère dans le plus plastique des poètes, ils ont aimé à lutter avec la magie colorée de ses paroles et le dessin si précis et si fier de ses tercets : lutte difficile et dangereuse, et d’où est sorti vainqueur la plupart du temps le poète, qui n’avait cependant, pour combattre contre les puissans moyens matériels dont dispose l’artiste, que les armes en apparence abstraites de la parole et du rhythme. Dante intéresse les artistes, non-seulement comme les intéressent les autres poètes, en tant qu’hommes doués du sens du beau et prédisposés par les habitudes de leur profession à le sentir sous les formes diverses dont peuvent le revêtir les arts rivaux de celui qu’ils exercent, mais en tant qu’hommes de métier, en tant que peintres et sculpteurs. Ils l’interrogent avec curiosité, comme s’il avait à leur révéler quelque secret important sur leur art, tant ses procédés poétiques et ses méthodes leur paraissent analogues aux leurs. Ils trouvent dans ses visions les thèmes les mieux appropriés à leurs inspirations. Il leur semble qu’en s’emparant d’un de ses épisodes, ils n’aient qu’à faire une transcription fidèle et correcte de ses paroles pour composer une œuvre qui satisfasse à toutes les exigences de la peinture ou de la sculpture. Ils sentent que leur seul danger dans une telle transcription est de parler moins fortement aux yeux par les lignes et les couleurs que ne parle le poète par la seule force de son discours, et que, malgré les moyens dont ils disposent, ils doivent craindre de ne pouvoir surpasser l’expression pittoresque de ses tableaux. Qu’est-ce que la sculpture peut ajouter en effet à l’attitude que le poète a donnée dans un seul vers à Sordello de Mantoue ? Et que pourrait ajouter la peinture la plus dramatique à l’expression de Farinata se dressant dans le fantasmagorique clair-obscur de sa fosse sulfureuse, et regardant autour de lui comme s’il eût eu l’enfer en grand mépris ? Vous voyez de quels points extrêmes viennent les admirateurs de Dante, à combien d’intelligences il sait parler, de combien de publics en un mot s’est grossi pour lui le public déjà si vaste des grands poètes. Aussi, parmi les cortèges qui accompagnent à travers les siècles les grandes renommées, n’y en a-t-il pas de plus imposant, de plus varié, et qui fasse penser davantage aux pompes royales. Jamais culte poétique n’a été célébré par des mains plus diverses, et n’a rencontré de croyans et de