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comme la botanique ; encore les meilleurs fruits qu’ils en retirent, c’est la théorie des sentimens moraux. C’est dans ce domaine que Shaftesbury, Hutcheson, Price, Smith, Ferguson et Hume lui-même travaillent de préférence ; c’est là qu’ils ont trouvé leurs idées les plus originales et les plus durables. Là-dessus l’instinct public est si fort qu’il enrôle les plus indépendans à son service, et ne leur permet de découvertes que celles qui tournent à son profit. Sauf deux ou trois, littérateurs par excellence, et qui d’esprit sont français ou francisés, ils ne se préoccupent que de morale. C’est cette pensée qui rallie autour du christianisme toutes les forces que Voltaire tourne contre lui en France. Ils le défendent tous au même titre comme lien de la société civile et comme appui de la vertu privée. Jadis l’instinct le soutenait ; à présent l’opinion le consacre, et c’est la même force secrète qui par un travail insensible ajoute maintenant l’autorité de l’opinion à la pression de l’instinct. C’est le sens moral qui, après lui avoir gardé la fidélité des basses classes, lui a conquis l’assentiment des hautes intelligences. C’est ce sens moral qui de la conscience publique le fait passer dans le monde littéraire, et de populaire le rend officiel.


V

À regarder de loin la constitution anglaise, on ne se douterait guère de cette inclination publique ; à regarder de près la constitution, on l’aperçoit d’abord. Elle semble un amas de privilèges, c’est-à-dire d’injustices consacrées ; la vérité est qu’elle est un corps de contrats, c’est-à-dire de droits reconnus. Chacun a le sien, petit ou grand, qu’il défend de toute sa force. Ma terre, mon bien, mon droit garanti par ma charte, quel qu’il soit, suranné, indirect, inutile, privé, public, personne n’y touchera, ni roi, ni lords, ni communes ; il s’agit d’un écu, je le défendrai comme un million : c’est ma personne qu’on entame. Je quitterai mes affaires, je perdrai mon temps, je jetterai mon argent, j’entreprendrai des ligues, je paierai des amendes, j’irai en prison, je mourrai à la peine : il n’importe ; je n’aurai pas fait de lâcheté, je n’aurai pas plié sous l’injustice, je n’aurai pas cédé une seule parcelle de mon droit.

C’est par ce sentiment qu’on conquiert et qu’on garde la liberté politique. C’est ce sentiment qui, après avoir renversé Charles Ier et Jacques II, se précise en principes dans la déclaration de 1688, et se développe chez Locke en démonstrations. Au commencement de toute société, dit-il, il faut poser l’indépendance de l’homme. Chacun a par nature et primitivement le droit d’acquérir, de juger, de punir, de faire la guerre, de gouverner sa famille et ses gens. La