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actes, la pensée de sa vie, rien par conséquent dont il ait plus à cœur la responsabilité.

Si tel est en effet le caractère de l’œuvre, quoi de plus naturel que l’auteur n’ait voulu ni renvoyer à d’autres temps, ni confier à d’autres que lui-même le soin de la mettre au jour ? Cette impatience étonne, tant les mots ont d’empire : des mémoires qui ne sont pas posthumes, cela trouble les gens ; c’est à la fois insolite et hardi, deux choses qu’on ne pardonne guère. Aussi M. Guizot a beau, dès sa première page, nous donner l’assurance qu’il n’est point las de son repos, qu’il se passe très bien de faire parler de soi, et n’entend pas s’ouvrir une petite arène à défaut de la grande en ce moment fermée, je n’oserais lui garantir que tout le monde le croira. Par bonheur, il est homme à ne pas s’en troubler. Et après tout, s’il lui convient, au prix de ces piqûres d’épingle, d’être sûr, au besoin, de parer de sa propre main des coups plus sérieux ; s’il n’entend raconter à la postérité ce qu’il a fait, ce qu’il a voulu faire, que lui-même étant là, et prêt à en répondre ; si, par cette façon d’agir, il croit maintenir mieux sa propre dignité et s’imposer envers les autres un plus scrupuleux respect, lui seul en est juge, ce me semble, et je ne sais vraiment ce qu’en bonne justice on peut y trouver à redire. Ainsi point de question en ce qui concerne sa personne.

Mais sa cause ? La sert-il aussi bien en se hâtant ainsi ? N’y a-t-il pas dans la politique, en tout pays et en tout temps, certains faits, certains actes, certains plans de conduite, qu’on ne peut expliquer, et dont à peine on doit parler, à moins que d’en pouvoir tout dire ? Or comment dire en face à des vivans la vérité tout entière ? Quelque habile qu’on soit, ne faut-il pas toujours adoucir plus ou moins, atténuer, déguiser sa pensée, éviter même quelquefois de la laisser entendre ? M. Guizot le reconnaît. « Le jour de l’histoire, dit-il, n’est pas venu pour nous, de l’histoire complète et libre, sans réticence ni sur les faits ni sur les hommes. » Dès lors ne craint-il pas que ces réticences forcées, ces ménagemens nécessaires, ne prennent sous sa plume un dangereux crédit ? Pour vouloir nous éclairer trop tôt, ne va-t-il pas léguer à la postérité aussi bien des doutes que des lumières ?

Voilà les craintes, peut-être exagérées, mais au fond bienveillantes, que des hommes sincères, des amis éprouvés, ont tout d’abord conçues en voyant que leur ancien chef ne se contentait pas d’écrire et voulait publier ses mémoires. J’avoue que, pour ma part, si, avant la publication, il m’eût fallu dire mon avis, j’aurais bien pu me laisser prendre à ces timides argumens. D’où vient donc qu’aujourd’hui je tiens pour très heureux que ces mémoires aient vu le jour ? Est-ce la mise en œuvre qui m’a ouvert les yeux ? N’avais-je