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à Lise. Nous marchions côte à côte, foulant doucement l’herbe verte. Une légère petite brise voltigeait autour de nous à travers les troncs blanchâtres des bouleaux, et me jetait parfois le ruban du chapeau de Lise au visage. Je suivais obstinément son regard jusqu’au moment où elle se tournait enfin gaiement vers moi, et nous nous mettions à nous sourire l’un à l’autre. Les oiseaux semblaient nous gazouiller leur approbation, le ciel bleu nous contemplait avec tendresse à travers le feuillage menu et transparent. L’excès du bonheur me donnait le vertige. Je me hâte de faire observer que Lise n’était aucunement éprise de moi. Je lui plaisais, elle n’était pas sauvage de nature ; mais ce n’était pas à moi qu’il était donné de troubler sa placidité enfantine. Elle se suspendait à mon bras comme à celui d’un frère. Elle venait d’entrer dans sa dix-septième année… Et cependant ce soir-là même commença devant moi cette douce fermentation intérieure qui précède la transformation de la jeune fille en femme… Je fus témoin de cette transfiguration, de cette incertitude innocente, de cette méditation inquiète ; je fus le premier à remarquer cette subite mollesse du regard, cette inégalité dans les sons de la voix, et, ô pauvre niais ! homme de trop sur la terre ! je n’eus pas honte de supposer pendant toute une semaine que j’étais, moi, la cause de ce changement !…

Il y avait longtemps que nous nous promenions ; le soir était venu, nous nous parlions peu. Je me taisais, comme le font tous les amoureux qui ont peu d’expérience, et elle faisait de même probablement, parce qu’elle n’avait rien à me dire ; mais elle paraissait absorbée par une pensée secrète, et secouait la tête d’une façon toute particulière en mordillant d’un air pensif une feuille qu’elle venait de cueillir. Elle se mettait par momens à marcher en avant d’une manière résolue, puis s’arrêtait tout à coup, m’attendait et regardait autour d’elle en souriant d’un air distrait. La veille, nous avions lu ensemble le Prisonnier du Caucase[1]. Avec quelle avidité elle m’avait écouté, tout en tenant son visage dans ses deux mains et sa poitrine appuyée contre la table ! Je me mis à lui parler de cette lecture ; elle rougit, me demanda si avant de partir j’avais donné de la graine de chêne vis à son bouvreuil, entonna à haute voix une romance et retomba subitement dans le silence. Le bois s’adossait d’un côté à un escarpement raide et élevé ; une petite rivière sinueuse coulait au-dessous, et au-delà de la rivière s’étendait une vaste prairie qui tantôt ondulait légèrement, et tantôt devenait unie comme une nappe ; des ravins l’entrecoupaient çà et là. Nous étions arrivés les premiers, Lise et moi, sur la lisière du bois ; Besmionkof

  1. Poème de Pouchkine.