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à Lise ; mais mon bon capitaine n’aimait nullement les médisances, de plus il méprisait les femmes et les confondait toutes, Dieu sait pourquoi, sous le nom de « salade. » Nous mangeâmes à la hâte vers les deux heures, et à trois nous nous trouvions sur le terrain de l’action, dans ce même bois de bouleaux où je m’étais autrefois promené avec Lise, à quelques pas même de l’escarpement…

Nous étions arrivés les premiers, mais le prince et Besmionkof ne se firent pas longtemps attendre. Le prince était, sans exagération, frais comme une rose ; ses yeux bruns pétillaient de bonne humeur sous la visière de sa casquette. Il fumait une cigarette de paille, et, ayant aperçu Koloberdaef, lui tendit amicalement la main. Il me salua même fort gracieusement. Quant à moi au contraire, je sentais, à mon grand dépit, que je pâlissais, que mes mains tremblaient légèrement,… que ma gorge se desséchait… C’était la première fois que je me battais en duel. « Mon Dieu ! pensai-je, pourvu que cet être moqueur ne prenne pas mon trouble pour de la lâcheté ! » J’envoyais intérieurement mes nerfs à tous les diables, et, ayant enfin regardé le prince droit au visage et surpris sur ses lèvres un sourire presque imperceptible, j’étais redevenu méchant et avais aussitôt retrouvé mon calme. Pendant ce temps, nos témoins établissaient les barrières, comptaient les pas et chargeaient les pistolets. Koloberdaef était celui qui agissait le plus. Besmionkof le regardait faire. C’était une journée aussi belle que celle de la mémorable promenade dont j’ai parlé en commençant. Le bleu profond du ciel apparaissait, comme alors, à travers la verdure dorée du feuillage, dont le bruissement semblait me narguer cette fois. Le prince avait l’épaule appuyée contre le tronc d’un jeune tilleul, et continuait à fumer son cigare.

— Veuillez vous placer, messieurs, tout est prêt, dit enfin Koloberdaef en nous tendant nos pistolets.

Le prince fit quelques pas, s’arrêta, rejeta sa tête en arrière et dit par-dessus son épaule :

— Vous ne voulez donc pas rétracter vos paroles ?

J’allais lui répondre, mais la voix me manqua, et je me contentai de faire un geste méprisant de la main. Le prince alla prendre sa place. Nous nous approchâmes l’un de l’autre. J’avais levé mon pistolet et visé la poitrine de mon ennemi,… il était certainement mon ennemi alors ; mais le canon se releva subitement, comme si quelqu’un m’avait poussé sous le coude, et je lâchai la détente. Le prince chancela et porta la main à sa tempe gauche : un filet de sang jaillit de dessous ses gants de peau de chamois blancs, et ruissela sur sa joue. Besmionkof se précipita vers lui.,

— Ce n’est rien, dit-il en ôtant sa casquette, qu’une balle avait