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d’autres moyens pour maintenir ses rapports avec la société, pour rapprocher dans un milieu commun les connaisseurs et la foule, les lecteurs délicats et les lecteurs vulgaires. Ces moyens, il les a trouvés dans la multiplicité toujours croissante de ses productions combinée avec le nivellement de plus en plus manifeste de son auditoire.

Ainsi donc trois époques principales dans l’histoire de l’esprit romanesque depuis deux siècles : l’époque que nous appellerons simplement aristocratique, où le roman, n’ayant à répondre qu’au sentiment de la classe dominante, a pu garder une expression et une physionomie homogènes ; puis la phase mixte, celle où l’inégalité des intelligences tendant à prévaloir de plus en plus sur celle des rangs, l’esprit romanesque, dans ses expressions plus variées déjà et plus nombreuses, fait deux parts qui représentent en ce genre la bonne et la mauvaise littérature. Enfin arrive une troisième époque, celle où la société se compliquant et se nivelant tout ensemble, la démocratie devenant reine du monde, il y a bien encore dans le roman des différences entre le bon et le mauvais, le vrai et le faux, le beau et le laid, le grossier et le délicat, — différences amoindries pourtant, presque toujours marquées par de très légères nuances, et que l’on a quelque peine à saisir au milieu du pêle-mêle d’une production incessante. Voilà où nous en sommes aujourd’hui, et s’il est vrai que certains faits matériels méritent de figurer à titre de renseignemens dans une étude littéraire, nous pourrions noter en passant deux détails secondaires, qui ont leur importance et leur sens : la disparition presque totale des cabinets de lecture, et le nombre incroyable de ces romans de formes et d’allures à peu près égales, publiés dans les mêmes conditions et appartenant, sinon de fait, au moins d’intention et d’apparence, à la même littérature.

Cette situation, on le comprend, augmente les difficultés de notre tâche. En présence de ces innombrables expressions de l’esprit romanesque dans la moins romanesque des époques, nous éprouvons une sensation analogue à celle qu’éprouvent les critiques d’art en face de nos expositions nouvelles, où il n’y a plus d’écoles, plus de drapeau, plus de grands noms dominant et groupant autour d’eux les noms secondaires, plus de fil conducteur pour une étude générale, mais des centaines de tableaux d’une égale valeur, variant leurs qualités et leurs défauts sans les accentuer assez pour qu’on puisse les juger d’après tel ou tel principe. Il ne s’agit plus, comme pour la poésie, de reconnaître deux camps bien distincts, presque ennemis, de ranger à droite ceux qui interprètent le sentiment général et les aspirations idéales de l’humanité, à gauche ceux qui expriment, en l’exagérant ou en l’envenimant, le sentiment individuel. Il n’est plus question, comme autrefois, de séparer en deux