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son propre sang. Pendant une expédition de Clovis, ses deux fils aînés s’étaient révoltés contre la régente leur mère, et ils avaient été vaincus. À son retour, le roi ordonna qu’on les tînt dans l’eau bouillante jusqu’à ce que cette cuisson infernale leur eût fait perdre complètement l’usage des pieds et des jarrets. Les deux princes étaient jumeaux, et le monastère qui leur fut donné pour dernier asile fut nommé JUMiéges, GEMeticum,

Jumegia ex natis Clodovœi dicta gemellis.


Ils furent, après leur mort, ensevelis ensemble dans une tombe isolée autour de laquelle des inscriptions latines, dont l’une comprenait le vers qui précède, rappelaient leur crime et leur malheur. Sur ce tombeau s’éleva plus tard la fameuse chapelle des Énervés[1], dont les débris subsistent encore.

Un poème latin du temps décrit l’heureuse transformation qu’éprouva la presqu’île sous les mains des compagnons de saint Philibert. Les blés et les arbres fruitiers y prirent la place des ronces, et elle devint, au milieu de la barbarie, une oasis où fleurirent la piété, la justice et le savoir. Les Normands remontèrent en 841 la Seine jusqu’à Rouen, renversant tout sur leur passage. Une partie des moines de Jumiéges, ferme dans la terreur commune, périt les armes à la main, en défendant contre les barbares le dépôt sacré mis sous sa garde :

Duxerunt satius forti succumbere letho
Quam sacra barburicae spurcanda relinquere genti.


Le monastère, pris et brûlé, renaquit bientôt, mais incomplètement, de ses cendres. Rollon le fit respecter en 895 par les siens, et l’aspect de ce monument d’une civilisation inconnue fut peut-être la source de ses premières aspirations à un changement d’existence. Son fils, Guillaume Longue-Épée, rétablit Jumiéges dans

  1. La légende des énervés, longtemps admise sans contestation, a été au XVIIe siècle l’objet de longues controverses ; on a même prétendu la reléguer au rang des fables. Dom Adrien Langlais, grand-prieur de Jumiéges, en a soutenu la réalité dans un ouvrage fort savant, et le père Dumoustier, dont la critique est si judicieuse, trouve que, si dom Langlais ne donne pas une démonstration rigoureuse de l’événement, il s’appuie sur de si fortes présomptions et des traditions si anciennes, que son récit est parfaitement admissible. On a allégué contre l’authenticité de cette histoire que le vêtement des deux statues qui étaient sur la tombe des énervés est celui du temps de saint Louis ; mais ces sculptures peuvent être d’une époque fort postérieure à la mort des deux princes, et pourquoi les artistes de ces siècles reculés se seraient-ils fait scrupule de donner à leurs figures les costumes qu’ils avaient sous les yeux, lorsque les Achille, les Oreste et les Britannicus de Racine ont commencé par être joués à Versailles en perruques à la Louis XIV ?