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de porter les digues au-delà de ce banc indiscipliné : la disparition immédiate du mascaret sera infaillible : mais pour combien de temps ? On en sait assez aujourd’hui sur la puissance d’ensablement du flot pour calculer que le comblement des enclos ouverts en arrière des nouvelles digues et la formation d’un troisième Tot exigeraient de sept à huit ans. En poursuivant ce système de travaux, on arriverait, dans une période facile à déterminer, à rejeter toutes les alluvions sur l’atterrage du Havre et à convertir finalement en prairies les bassins de cet inestimable port.

Il y aurait quelque naïveté à imaginer que des travaux exécutés dans le fond du golfe ne peuvent rien compromettre à l’ouverture. Que fait-on lorsqu’on allonge le chenal endigué de la Seine ? On rapproche de la mer le sommet du talus du golfe, et comme la pente et la longueur de ce talus sont réglées par des forces naturelles dont il n’appartient point à l’homme de changer l’action, elles resteront ce qu’elles sont. Le sommet du talus ne peut pas être avancé sans que le pied le soit également, et ce pied est déjà aux portes du Havre : qu’il soit poussé plus loin, et les grands navires qui apportent les cotons d’Amérique ou des Indes et n’entrent au Havre que par les marées vive-eau ne trouveront d’eaux praticables que dans les rades de Cherbourg ou de Brest. Il y a dans cette perspective de quoi donner à réfléchir aux manufacturiers de Rouen.

Le mascaret ne mérite pas qu’on lui fasse de si grands sacrifices. Il se montre une dizaine de jours dans l’année, et dans ces jours son action dure quelques minutes ; son arrivée est toujours exactement prévue ; les points sur lesquels il crée des dangers sont parfaitement connus, il est donc facile de l’éviter. Les capitaines de remorqueurs de la Seine, sur lesquels roule actuellement presque tout le mouvement de la rivière, n’ont jamais tenu compte du mascaret que pour le règlement de leurs heures de départ. Il est à peine une gêne pour la navigation. Il en est autrement de la conservation des digues, dont la valeur agricole et maritime a été appréciée dans le courant de cette étude ; mais les bouleversemens auxquels elles sont encore sujettes cesseront lorsqu’elles se seront consolidées par le tassement, et l’on peut affirmer dès aujourd’hui que, si le talus en avait été un peu plus incliné, elles auraient été beaucoup moins vulnérables, sans être en fin de compte plus dispendieuses.

Une étroite connexion existe entre les intérêts des places du Havre et de Rouen. C’est la même qui est si bien comprise à Liverpool et à Manchester : en Normandie comme dans le comté de Lancastre, l’établissement industriel et l’établissement maritime se complètent et se font valoir réciproquement. Ce serait un enfantillage que de prétendre établir un antagonisme maritime entre la position du Havre et celle de Rouen ; c’en serait un non moindre que de chercher à transférer