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société, viennent seuls varier cette désespérante monotonie. Il y a aussi quelques fêtes traditionnelles, surtout les courses au Champ-de-Mars au mois d’août. Alors la ville sort pour quelques jours de sa longue léthargie, on oublie même ses affaires, on ne parle que des paris engagés, que des chevaux vainqueurs. Sauf ces rares occasions, on dirait que la vie s’éteint chaque jour à Port-Louis avec le dernier rayon de soleil. Dans ces contrées tropicales, cet astre se couche presque tous les soirs à la même heure, et le crépuscule est de peu de durée. Dès que le soleil a disparu dans la mer, la ville est pétrifiée, endormie, et ne consent à se réveiller que le lendemain, Il est vrai qu’elle est matinale, et que la première lueur de l’aurore voit à peu près tout le monde debout. Cette peinture est celle de la vie des blancs dans toutes les colonies. Ajoutons que, grâce à leur petit nombre relatif, ils sont facilement exposés aux commérages de la vie de province. De là l’isolement de chacun, de là ce désir de finir son exil au plus vite.

La vie des mulâtres ou des noirs, soit qu’ils appartiennent à la classe des affranchis, soit que l’émancipation les ait trouvés libres, est mêlée de moins d’inquiétudes personnelles que celle des blancs. Le noir surtout se laisse doucement aller à la nonchalance tropicale, sans trop s’inquiéter de rien. Une banane, un fruit souvent volé, forment, avec un peu de riz et de morue sèche, sa nourriture de chaque jour. Il ne veut plus s’occuper pour les autres du travail de la terre, qu’il regarde comme indigne de lui depuis son affranchissement ; mais il a l’instinct de la propriété, il aime à se bâtir une case et à soigner pour son compte un petit jardin planté de légumes. En même temps il élève quelques maigres poules qu’il va vendre au marché. Paresseux, indifférent à tout, hormis au plaisir, incapable de faire la moindre épargne, il vit au jour le jour, sans grands besoins. Il marche invariablement nu-pieds et parfois nu-tête. Un pantalon de toile bleue et une veste de même étoffe, qui manque souvent à l’appel, jetés sur une chemise grossière parfois oubliée aussi, composent tout son accoutrement.

Le noir créole (on appelle ainsi celui qui est né aux colonies) tend peu à peu à disparaître ou à se fondre avec les mulâtres ; mais on rencontre dans l’île des types de noirs bien caractérisés. Les croiseurs anglais de la côte orientale d’Afrique ne manquent jamais, chaque fois qu’ils saisissent un négrier, d’apporter à Maurice tous les noirs qu’ils ramassent à son bord. On les expose en lieu convenable, et les planteurs et les sucriers se présentent pour les engager sous la surveillance et par les soins du gouvernement. C’est presque une traite déguisée, si ce n’est que le nègre reste libre. En moins de trois mois, nous avons vu à Port-Louis plus de quatre cents noirs