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douanes, fut un de ces infatigables travailleurs et de ces obstinés combattans, qui, maltraités, calomniés, emprisonnés, à force de probité, de bon sens et d’énergie, parvinrent à ranger l’Angleterre de leur parti. À vingt-trois ans, ayant pris les armes pour Monmouth, c’est grand hasard s’il n’est point pendu ou déporté. Sept ans plus tard, il est ruiné et obligé de se cacher. En 1702, pour un pamphlet entendu à contre-pied, on le condamne à l’amende, on le met au pilori, on lui coupe les oreilles, on l’emprisonne pendant deux ans à Newgate, et c’est la charité du trésorier Godolphin qui empêche sa femme et ses six enfans de mourir de faim. Relâché et employé en Écosse pour l’union des deux royaumes, il manque d’être lapidé. Un autre pamphlet, mal compris encore, le mène en prison, le force à payer une caution de huit cents livres, et c’est juste à temps qu’il reçoit le pardon de la reine. On le contrefait, on le vole et on le diffame. Il est obligé de réclamer contre les pillards faussaires qui impriment et altèrent ses œuvres à leur profit, contre l’abandon des whigs, qui ne le trouvent pas assez docile, contre l’animosité des tories, qui voient en lui le premier champion des whigs. Au milieu de son apologie, il est frappé d’apoplexie, et de son lit continue à se défendre. Il vit pourtant, et il en coûte de vivre ; pauvre et chargé de famille, à cinquante-cinq ans, il se retourne vers la fiction et compose Robinson Crusoé, puis tour à tour Moll Flanders, Captain Singleton, Duncan Campbell, Colonel Jack, the History of the Great Plague in London, et d’autres encore. Cette veine épuisée, il pioche à côté et en exploite une autre, le Parfait négociant anglais, Un Voyage à travers la Grande-Bretagne. La mort approche, et la pauvreté reste. En vain il a écrit en prose, en vers, sur tous les sujets politiques et religieux, d’occasion et de principes, satires et romans, histoire et poèmes, voyages et pamphlets, traités de négoce et renseignemens de statistique, en tout deux cent dix ouvrages, non d’amplification, mais de raisonnemens, de documens et de faits, serrés et entassés les uns par-dessus les autres avec une telle prodigalité que la mémoire, la méditation et l’application d’un homme semblent trop petites pour un tel labeur ; il meurt sans un sou, laissant des dettes. De quelque côté qu’on regarde sa vie, on n’y voit qu’efforts prolongés et persécutions subies. La jouissance en semble absente, l’idée du beau n’y a point d’accès. Quand il arrive à la fiction, c’est en presbytérien et en plébéien, avec des sujets bas et des intentions morales, pour étaler les aventures et réformer la conduite des voleurs et des filles, des ouvriers et des matelots. Tout son plaisir fut de penser qu’il y avait un service à rendre, et qu’il le rendait. « Celui qui à la vérité de son côté, dit-il, est un sot aussi bien qu’un lâche, quand il a peur de la confesser à cause du grand nombre des opinions des autres hommes. Certainement il est dur à un homme