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de l’isthme soit ou non exécutable, et que les navires marchands prennent désormais la voie de la Mer-Rouge au lieu de celle du cap de Bonne-Espérance, c’est une affaire que l’expérience seule videra. Cependant on peut presque affirmer que l’ouverture du canal de Suez n’est pas impossible, non plus que la construction de ports dans la Méditerranée et la Mer-Rouge, et nul ne doute sérieusement que l’on n’arrive à mener à bonne fin tous ces grands projets. Nous sommes au temps des merveilles en fait de constructions industrielles, et le siècle qui a vu l’établissement du chemin de fer de Panama et l’ouverture du port d’Aspinwall verra également s’opérer le percement de l’isthme de Suez ; mais il n’est pas douteux que beaucoup de navires à voiles ne préfèrent toujours l’ancienne voie. Le détroit de Gibraltar n’est pas accessible en tout temps ; la Méditerranée est une mer aux vents changeans ; elle est quelquefois difficilement navigable ; elle offre du reste trop peu d’espace pour qu’un navire puisse s’y diriger comme sur l’Océan. La Mer-Rouge présente encore moins de facilités : elle est très peu large, semée d’écueils et de courans, les bateaux à vapeur ont toutes les peines du monde à s’y diriger ; enfin, à certaines époques de l’année, il y règne des moussons qui empêcheront l’aller ou le retour régulier des grands navires à voile. À d’autres momens, surtout pendant la canicule, la température y devient intolérable ; cette mer étroite, bordée de hautes montagnes, réverbère une chaleur de feu ; le soleil darde ses rayons enflammés, l’air se raréfie, et l’on voit des passagers à bord des vapeurs anglais tomber comme asphyxiés ou frappés de la foudre[1]. Aussi beaucoup de voyageurs de l’Inde et tous les créoles de Maurice et de Bourbon redoutent tellement la traversée de la Mer-Rouge, de juin à octobre, que très peu s’embarquent dans cette saison. Le temps du voyage d’Aden à Suez n’est cependant que de six ou sept jours. Que l’on juge des inconvéniens de la navigation sur un navire à voiles ! Il est vrai que le danger ne menacerait ici que des marins exercés, et non plus des passagers timides. Je laisse donc de côté cette objection, et je me reporte à des considérations purement maritimes.

Depuis les belles découvertes du capitaine Maury, la navigation sur les grands océans a fait des progrès qu’on ne saurait oublier. Les navires partis aujourd’hui de Boston ou de New-York font quelquefois en moins de trois mois le trajet de six mille lieues qui sépare ces ports de celui de San-Francisco. La routine a été abandonnée. Les anciennes lignes tracées par les Espagnols et les Portugais, au XVe et au XVIe siècle, ne sont plus suivies que par quelques

  1. Les Arabes ont sans doute voulu désigner à la fois tous les inconvéniens de la navigation de la Mer-Rouge par le nom de Bab el Mandeb, ou Porte de la Mort, donné à l’étroit canal qui fait communiquer cette mer avec le golfe d’Aden.