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de tout et partout à haute voix, de telle sorte que qui entendrait ce qui se dit non-seulement dans les salons, mais encore dans des réunions publiques, dans les promenades, dans les wagons de chemins de fer et jusque dans les plus simples auberges, pourrait supposer que le pays est à la veille d’une révolution générale. Il se tromperait peut-être ; le symptôme n’est pas moins caractéristique.

Ce n’est pas tout : le goût des démonstrations, des manifestations s’est répandu et a éclaté sous tous les prétextes, tantôt pour célébrer quelque anniversaire, tantôt pour honorer la mémoire de quelque personnage populaire ou pour fêter quelque événement comme l’émancipation des paysans. On ne peut citer ici que quelques-unes de ces démonstrations. Il y avait un censeur très libéral, M. Kruse, qui, à ses risques et périls, laissait passer dans les journaux les articles les plus vifs et était le meilleur ami des écrivains. Le gouvernement s’irrita et révoqua M. Kruse. Aussitôt on organisa une souscription au profit du censeur révoqué. Le gouvernement le sut et défendit aux fonctionnaires de souscrire, il chercha même à empêcher les simples particuliers de se prêter à cet acte hostile. La souscription n’eut pas moins lieu, des fonctionnaires ne laissèrent pas d’y prendre part, et elle produisit une somme assez importante, car dans ces occasions les Russes se distinguent par une grande générosité. À la fin de 1860 mourut à Saint-Pétersbourg un acteur aimé et considéré, M. Martinof. C’était un nouveau sujet de démonstration. On se plut à faire au comédien qu’on estimait des funérailles qui éclipsaient tous les honneurs décernés aux plus grands dignitaires. Une multitude immense y assistait. La police accourut avec les gendarmes ; elle fut sifflée et obligée de se retirer. Des généraux, les gouverneurs militaires de Saint-Pétersbourg, se présentèrent alors ; on leur cria : « Chapeau bas ! » et ils découvrirent leur tête, non sans une certaine confusion, mais sans pouvoir rien empêcher, et en considérant comme un vrai scandale qu’on fît à un acteur un enterrement plus magnifique que celui qu’on avait fait à l’empereur Nicolas lui-même. Il y a moins d’une année enfin, le curateur de l’université de Kiev, M. Piragof, homme des plus dignes, aimé pour son caractère et pour ses sentimens libéraux, fut destitué sur la dénonciation du gouverneur Vasiltchikof. Cette mesure assez brutale fut ressentie par le public de Kiev, qui offrit à M. Piragof un grand banquet d’adieu. Des discours furent prononcés, quelques-uns assez vifs, et à la fin du repas des centaines de dépêches arrivaient de toutes les parties de la Russie, transmettant au professeur destitué des témoignages de sympathie. Ces dépêches venaient des rédactions de journaux, des universités, des sociétés savantes, et même