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jetant son ébauchoir contre la muraille, il s’écria : — Ah ! le gredin ! qu’il la rende heureuse, sinon je lui casserai les reins !

Il vint s’asseoir près de moi, et, me frappant violemment sur l’épaule comme pour m’appeler en témoignage de son désespoir : « Vous seriez-vous jamais douté de cela ? me dit-il ; eh ! qui aurait pu le prévoir ? Savez-vous de qui cette pauvre niaise s’est amourachée ? Je vous le donne en cent ! de M. Maurice Castas !… Je vous avoue que lorsqu’elle me l’a dit, j’ai cru qu’elle plaisantait, et je me suis mis à rire. Tout autre, je ne dis pas mon Dieu ! je l’aurais compris ; celui-là, c’est inexplicable ! Si je lui en veux, ce n’est pas de m’avoir quitté, elle était libre » ; mais m’avoir quitté pour un si pauvre sire, c’est ce que je ne puis lui pardonner c’est ce que je ne puis comprendre. Les femmes sont folles, mon cher, et nous ne sommes que des sots. Du reste il y a bien de ma faute en tout ceci : elle s’ennuyait avec moi, la pauvre fille ! Être toujours dans ce grand atelier avec un homme qui ne parle pas et qui manie la terre glaise du matin au soir, ce n’est pas divertissant, quand on a vingt-deux ans, qu’on aime à s’amuser, et qu’on a des ritournelles de contredanses qui vous sautent dans la tête. Cependant le soir je m’occupais d’elle, je lui lisais Homère et Shakspeare ; le jeudi, si je recevais, c’était pour elle et non pour moi : j’espérais lui faire plaisir, j’espérais la distraire… Vous voyez que je me suis trompé. Ce n’est pas ma faute, toute ma vie je ne serai qu’une bête ! Ce pauvre Pradier me l’a dit autrefois. Que voulez-vous ? quand j’aime, je suis comme cela ! Je n’ai pas à me plaindre d’elle, elle a été loyale… Ce n’est rien, je me remettrai ; mais le premier moment a été dur à passer, je m’y attendais si peu !

« La dernière fois que nous nous sommes vus, c’est un jeudi ; tout le monde était parti, je venais de me retirer dans ma chambre, lorsque Geneviève y entra. Elle avait son châle et son chapeau. Je la regardai avec surprise en lui disant : — Où donc vas-tu à cette heure-ci ? Au lieu de me répondre, elle se jeta dans mes bras en criant : « Ah ! Richard, pardonne-moi, pardonne-moi !… » J’étais tout tremblant, ne comprenant rien à ce qu’elle me disait, mais devinant intérieurement qu’un malheur allait passer sur moi. Je la fis asseoir ; lui tenant la main, la calmant, mettant à ses pieds tout mon pauvre cœur affaibli, j’écoutai cet exécrable aveu. Elle me raconta tout, la brave fille, sans mentir, sans même chercher à s’excuser. « C’est plus fort que moi, » me disait-elle. Elle m’avoua qu’elle aimait ce Maurice, qu’il l’avait ensorcelée, que depuis longtemps elle avait lutté contre cette passion envahissante, qu’un moment elle avait espéré guérir, mais qu’à la fin, se sentant entraînée par une invincible attraction, elle s’était donnée à lui,… que de