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Mon ami La Florade n’était donc point un parfait héros de roman, on le verra de reste dans ce récit ; mais, avec ses défauts et ses paradoxes, il exerçait sur ceux qui l’entouraient une sorte de fascination. Je la subissais tout le premier, cette influence un peu vertigineuse. J’étais jeune et je n’avais pas eu de jeunesse. Le devoir, la nécessité, la conscience, m’avaient fait une vie de renoncement et de sacrifices. Après des années d’étude austère, où j’avais ménagé parcimonieusement mes forces vitales comme l’instrument de travail qui devait acquitter les dettes de cœur et d’honneur de ma famille envers M. de La Rive, je venais de passer deux ans auprès de ce vieillard calme, patient avec ses maux et doué d’un courage à toute épreuve pour vaincre la maladie par un régime implacable. En qualité de médecin, habitué à considérer la conservation de la vie comme un but, je tombais avec La Florade en pleine antithèse, et, tout en le contredisant avec une obstination vraiment doctorale, je me sentais charmé et comme converti intérieurement par le spectacle de cette force épanouie, de cette ivresse de soleil, de cette intensité et de cette bravoure d’existence qui étaient si bien ce qu’elles voulaient être, et que tout caractérisait fortement : la figure, les idées, les paroles, les goûts, et jusqu’à ce nom horticole de La Florade, qui semblait être le bouquet de sa riante personnalité. Je le voyais presque tous les jours ; mais au bout d’une semaine un incident romanesque nous jeta dans une complète intimité.

Je fus, en vue des affaires personnelles qui me retenaient à Toulon, engagé à consulter un propriétaire résidant non loin du terrain dont j’avais hérité, et qu’il s’agissait pour moi de vendre aux meilleures conditions possibles. C’était un ancien marin, officier distingué, qui avait créé une bastide et un petit jardin sur la côte, pour ne pas se séparer de la mer et pour se livrer à la pêche, son délassement favori.

L’endroit s’appelle Tamaris. C’est un des quartiers (divisions stratégiques du littoral)qui enserrent le petit golfe du Lazaret, à une lieue de Toulon à vol d’oiseau. Ce nom précieux de Tamaris est dû à la présence du tamarix narbonnais, qui croît spontanément sur le rivage, le long des fossés que la mer remplit dans ses jours de colère[1]. L’arbre n’est pas beau : battu par le vent et tordu par le flot, il est bas, noueux, rampant, échevelé ; mais au printemps son feuillage grêle, assez semblable d’aspect à celui du cyprès, se couvre de grappes de petites fleurs d’un blanc rosé qui rappellent

  1. Par corruption, les géographes ont écrit quelquefois Tamarin, croyant traduire littéralement, et confondant le tamarinier (tamarindus)avec le tamarisc, qui appartient à une tout autre famille. Les géographes ne devraient jamais corriger les noms traditionnels.