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jugemens. Il avait beaucoup plus que Louvois et que Louis XIV le sentiment du désirable et du possible. Toute conquête lointaine et excentrique lui répugnait, non qu’en elle-même la politique de conquête révoltât son honnêteté, il vivait trop dans la tranchée pour beaucoup songer au droit des gens ; mais, par bon sens et par amour du bien public, il n’aimait que les conquêtes solidement faites, étroitement reliées entre elles, faciles à garder, avantageuses à la défense et aux finances du pays. Maestricht et ses environs, que Louvois avait tant à cœur de conserver, paraissaient à Vauban « des pièces plutôt à charge qu’utiles. » — « Le roi n’a que trop de places avancées, écrivait-il en 1676 ; s’il en avait de moins cinq ou six que je sais bien, il en serait plus fort de douze ou quatorze mille hommes, et les ennemis plus faibles au moins de six à sept mille. » Renoncer aux gigantesques chimères, se resserrer, faire son pré carré, tels étaient les salutaires avis qu’il donnait avec insistance au milieu des crises de la guerre, comme aux approches de la paix : « Prêchez toujours la quadrature, non pas du cercle, mais du pré ; c’est une belle et bonne chose que de pouvoir tenir son fait des deux mains… Cette confusion de places amies et ennemies, pêle-mêlées les unes parmi les autres, ne me plaît point. Vous êtes obligé d’en entretenir trois pour une ; vos peuples en sont tourmentés, vos dépenses de beaucoup augmentées, et vos forces de beaucoup diminuées. »

« Vos peuples en sont tourmentés, » voilà une considération dont seul peut-être, parmi les correspondans de Louvois, Vauban était capable de s’aviser. Il ne savait pas rester indifférent aux souffrances inutiles, et il avait un sentiment vrai des devoirs du roi envers la France. Lors du siège de la citadelle de Cambrai en 1677, Louis XIV fut tenté de contraindre les régimens espagnols qui la défendaient à se rendre prisonniers de guerre. Vauban s’y opposa, « Il ne faut point abuser de la fortune, et les prendre à composition est très assurément le plus court de cinq ou six jours, voire de dix, et de sept à huit cents hommes de perte. Sa majesté doit songer que la conservation de cent de ses sujets lui doit être beaucoup plus considérable que la perte de mille de ses ennemis. » Belle et mâle leçon donnée par un sujet à son roi !

Qu’on y prenne garde cependant : de ce que Vauban était à ce point préoccupé d’épargner le sang des soldats et les sueurs du peuple, il ne faudrait pas trop se hâter d’en faire un économiste philanthrope à la façon des membres du congrès de la paix. C’était un homme de guerre et un homme de son temps. Dans les rapports avec l’étranger, il était même un peu trop d’avis de « plaider mains garnies, » et de vider les procès sur les champs de bataille. Pour