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et nous gagnons la route de Centreville. Au milieu des bois, voici encore des campemens abandonnés, de longues barricades, des feux de bivacs à peine éteints, des traces d’incendie. Plus loin des mares de sang infectes, des voitures sans roues, des roues sans voitures, des caisses, des barriques brisées, pelles, pioches cassées, marmites bosselées, bidons écrasés, chaussures, loques sanglantes, débris sans nom enfouis ou épars dans la poussière, lamentables traces de la retraite précipitée des unionistes.

À Centreville, autre camp de dix mille hommes, le prince descend de voiture, et du haut d’un mamelon ravagé par les combattans prend connaissance du champ de bataille : une vaste plaine coupée de bois où serpente la rivière de Bull’s-Run, et un large plateau où l’action fut la plus chaude. Un jeune volontaire du sud, en veste et culotte bleu de ciel, dont j’ai fait la connaissance à Fairfax, et qui nous suit, me raconte les divers épisodes des combats du 18 et du 21 juillet.

Il faut rabattre au moins quelque chose des exagérations de part et d’autre. On dit et on imprime dans le nord que les blessés de l’Union ont tous été massacrés, et qu’une église qui servait d’ambulance à quinze cents de ces malheureux a été violée ; les gens du sud auraient tiré par les fenêtres sur les blessés et les chirurgiens. Les rebelles le nient absolument. De leur côté, ils accusent les unionistes d’étranges trahisons. Selon eux, un régiment ennemi serait venu tout près d’eux avec un drapeau apocryphe, afin de les égorger à l’improviste. Ce qu’il y a de certain, je crois, c’est que, sur plusieurs points, l’absence d’uniforme, ou plutôt l’uniformité de fantaisie dans les habillemens, et la ressemblance des drapeaux plus ou moins étoilés ont donné lieu à de funestes méprises. On a tiré les uns sur les autres, on s’est livré à des adversaires faute de se reconnaître. Il y a eu là et il y a dans les deux camps tout le pêle-mêle, toute l’acrimonie, toutes les accusations calomnieuses des guerres civiles. Au reste, le drapeau du sud, qui était semblable à celui du nord, vient d’être modifié. Au lieu des douze bandes rouges et blanches, il n’a qu’une seule large bande blanche entre deux rouges, avec le même carré bleu parsemé d’étoiles, dont le nombre varie tous les matins, selon le nombre des états qui passent à l’Union ou qui s’en détachent.

Trois cavaliers paraissent, conduisant un prisonnier à cheval et ficelé à sa selle. C’est un gros monsieur à cheveux et favoris roux, au visage coloré, tête nue, en paletot blanc, le pantalon remonté jusqu’au genou par le trot de sa monture. Il a l’air très penaud entre ses deux gardiens à longues moustaches jaunes, qui, le revolver au poing, le maintiennent dans l’obéissance. On me dit que