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La cime que l’on venait d’escalader était occupée solidement; elle fut le théâtre d’une de ces luttes que la guerre moderne n’a point fait disparaître, malgré les armes à longue portée. Les soldats de la légion et leurs adversaires se ruèrent les uns sur les autres avec la rage mystérieuse que la vue et l’odeur du sang éveillent chez l’espèce humaine. Sur ce sommet verdoyant où tombaient les clartés d’un beau ciel, il y eut une tuerie qui en quelques instans suspendit à chaque brin d’herbe les gouttes d’une sinistre rosée. Les Kabyles se servaient avec une dextérité merveilleuse de leurs longs fusils comme de massues. Ils élevaient ces instrumens de mort entre leurs bras nus, au-dessus de leurs têtes couvertes par des calottes en peau de brebis, et frappaient à coups redoublés sur les voltigeurs. Un peintre aurait aimé à les reproduire dans leurs farouches attitudes. Ils avaient toute la poésie de leur laideur, car ces montagnards sont laids. A l’opposé de la race arabe, ils ont les traits écrasés. Ils ressemblent à des nègres qui auraient blanchi sur la cime neigeuse des monts séculaires; mais la férocité sied à ces visages : ces grosses lèvres, ces petits yeux et ces larges narines s’animent d’une vie qui a de l’éclat et de la grandeur, quand le souffle des luttes ardentes les caresse. Les Kabyles de l’Atlas dans un tableau auraient peut-être semblé plus redoutables que leurs adversaires; malheureusement pour la cause d’Abd-el-Kader, ce n’étaient pas eux en réalité qui étaient les plus terribles ministres du trépas. Le képi sur les yeux et la capote retroussée, les voltigeurs du capitaine Herwig enfonçaient leurs baïonnettes dans le ventre de leurs ennemis, qu’ils décousaient comme des sangliers. Cette poignée de braves faisait déjà le vide autour d’elle, quand les zéphyrs de Bautzen et les grenadiers de Serpier arrivèrent sur le lieu du combat. Un élan de fanatisme et de désespoir rendit un moment aux montagnards toute leur énergie primitive; puis, lacérée de tous côtés par une masse de victorieuses baïonnettes, cette troupe indisciplinée abandonna le terrain qu’elle défendait; elle se mit à descendre la montagne, haletante, éperdue, comme ces foules des villes bibliques frappées par la colère du ciel.

La hauteur que l’on avait conquise était une position militaire d’une grande valeur. Les vainqueurs s’arrêtèrent pour donner à la colonne le temps de les joindre. Bautzen et Serpier alors cherchèrent tous deux du regard Herwig, à qui ils voulaient adresser des félicitations et des reproches. Le capitaine était assis sur une pierre au milieu de ses voltigeurs; son visage était un peu pâle, et sa tunique entr’ouverte laissait voir quelques taches de sang à sa chemise. À cette vue, les deux officiers laissèrent paraître un même sentiment d’inquiétude.