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après avoir reçu ces confidences, se recueillit quelques instans. Si d’une part il était porté à juger sévèrement Zabori, il était combattu de l’autre dans sa sévérité par ce sentiment d’indulgence païenne que les hommes les plus chrétiens de nos civilisations chrétiennes ont à l’endroit de tous les délits amoureux. Cependant la pensée d’Herwig serrait douloureusement le cœur du Vendéen. Yves songeait avec amertume à l’acte de dévouement tragique qui allait devenir la conclusion d’un drame railleur. Il désirait éclairer le père de Dorothée, mais il se répétait avec une force nouvelle que ses paroles feraient une hideuse et inguérissable blessure. Le résultat d’une longue délibération entre les deux amis fut que l’on prendrait conseil des événemens. Dieu est meilleur juge que nous de l’heure où les clartés, soit heureuses soit funestes, doivent se faire dans l’esprit des hommes. Quelque indice de sa volonté se trahirait peut-être dans des circonstances inattendues, et guiderait les compagnons d’Herwig dans la tâche qu’ils avaient à remplir.

Après avoir pris le parti de l’attente, Yves et Laërte se séparèrent. Le repas qui les réunit ensuite eut le caractère de tous les repas militaires en expédition : il y régna une gaîté virile aux prises de temps en temps avec une mélancolie plus virile encore. On parla des mille incidens bouffons dont s’amuse l’esprit des troupiers, du mulet qui a renversé les cantines, du képi qui s’est égaré, du cavalier qui s’est laissé choir; puis on passa en revue les camarades frappés mortellement déjà depuis le commencement de la campagne. On entama enfin le chapitre interminable des blessures. L’aide-major fit au dessert le récit de quelques opérations curieuses, et chacun dit de quelle manière il aimerait le mieux être accommodé, si quelque jambe brisée le mettait sous le couteau du chirurgien. On se quitta sur ces riantes images, pour aller fumer dans le bivac une dernière pipe, puis chercher le repos du lit de camp.

Il y avait déjà longtemps que l’extinction des feux avait sonné. La cité militaire était envahie par un silence que troublait seul de temps en temps le hennissement des chevaux attachés à la corde ou le ronflement des dormeurs étendus sous la tente-abri. Une vive fusillade se fit soudain entendre; les balles se mirent à parcourir en tous sens les rues du bivac. Les attaques de nuit sont les événemens habituels de la guerre africaine. Tous les hommes dont se composait la colonne savaient de quelle manière on doit les recevoir. Aussi nul désordre, nui tumulte ne répondirent à ce brusque orage de mousqueterie; on laissa les balles pleuvoir avec la même insouciance que si elles eussent été des feuilles sèches soulevées par le vent d’automne. Les grand’gardes prirent les armes, ce fut l’unique manifestation causée par l’agression des Kabyles. Le reste de l’armée essaya de