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infanterie, il rappelait les plus élégans seigneurs de Versailles. Sa femme formait avec lui un contraste bizarre. La différence qui existait entre ces deux personnages était si grande qu’ils ne semblaient appartenir ni à un même siècle, ni à une même race, et qu’on était tenté de prendre leur réunion pour quelque accident fortuit de bal masqué.

Soyons juste cependant pour la marquise. Serpier avait parlé d’elle avec trop de dénigrement. Elle était incontestablement jolie. Son front, encadré par des cheveux noirs, avait une forme pure : son nez était droit, et ses grands yeux laissaient voir par instans une limpide lumière sous l’arcade correcte de ses sourcils ; mais tous ses charmes étaient mis à néant par un mystérieux défaut dû au plus irrévocable et au plus funeste vouloir du destin : elle manquait de distinction. Les ateliers divins laissent sortir toute une série d’infortunées créatures qui répondent exactement à ces objets d’une fausse élégance que fabriquent les procédés expéditifs de notre industrie moderne. Laure Fénil était une étoffe imprimée à la mécanique, au lieu d’être un tissu soigneusement brodé. Aussi Serpier prétendait qu’elle indignait chez lui le vieil instinct vendéen, en révolte contre toutes les inventions nouvelles. « C’est une femme, disait-il, que nos pères ne connaissaient pas, que nul foyer jadis n’aurait pu produire ; je demande qu’on brise la diabolique et fastidieuse machine dont de semblables êtres sont le produit. »

M. de Sennemont déploya pour Zabori tous les charmes d’une coquetterie masculine fort répandue au siècle dernier, mais des plus rares en ce temps-ci. Rempli pour les lettres d’une tendresse patricienne, il s’entretint de la poésie germanique avec le gentilhomme hongrois, dont il connaissait l’esprit étendu et cultivé. Malgré le goût qu’il tenait de sa nature et de son éducation pour une littérature modérée, il était sensible aux hardis élans du génie romantique. Il montra dans cette soirée une connaissance approfondie du théâtre allemand, et reporta l’attention de Laërte sur des beautés auxquelles le jeune aventurier depuis longtemps avait oublié de rendre hommage. Zabori, en l’entendant, croyait rouvrir aux passages qu’il aimait ses livres favoris. Les heures s’écoulèrent avec une singulière rapidité. Le Prométhée de la légion étrangère ne sentait plus les chaînes dont il s’était cru meurtri pour toujours ; il s’étonnait de la liberté d’allures et du bien-être intérieur qu’il avait tout à coup recouvrés. Si les merveilles du monde visible exercent à l’endroit de nos douleurs une puissance si consolatrice, quelle ne sera pas éternellement la puissance d’autres merveilles ! Parvenez à entraîner l’homme dévoré par les cruelles souffrances de l’esprit dans une promenade à travers les calmes régions de l’esthétique, et