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des lignes bizarres, tandis que celle de Laërte restait agile et sûre dans la voie qui devait la conduire à un terrible but. Aussi tout à coup le colonel chancela ; il porta la main gauche à sa poitrine et appuya ensuite cette main contre le mur blanc de la maison mauresque. Une trace étrange, une marque sinistre, une ombre rouge parut sur ce mur et s’y grava. Le colonel voulut encore se défendre, mais son pied ne tarda pas à glisser, et il tomba sur le seuil de la porte qu’il avait franchie ; ses jambes inertes restèrent dans l’intérieur de la chambre. Sa tête pâle et ses bras étendus traînèrent sur les dalles du corridor qui conduisait au réduit où le meurtre venait d’avoir lieu.

Laërte, qui était appuyé sur son épée, subissant l’éternelle fascination des cadavres, vit se passer alors quelque chose de plus affreux que la scène même dont il contemplait le dénoûment. Laure, qui dissertait à tout propos sur l’excessive irritabilité de ses nerfs et qui s’obstinait à suivre la méthode un peu surannée des évanouissemens, montra, quand son mari fut tombé, un sang-froid des plus inattendus. Elle se dirigea, preste et légère, vers la porte que barrait le corps ensanglanté, releva sa robe menacée de quelque horrible tâche, et franchit l’obstacle qui fermait son retour à la liberté.

Ainsi disparaissait la vaine créature, l’être inférieur qui avait été la cause du crime, laissant en face l’un de l’autre, dans un même lieu et cependant dans deux mondes, sur les deux rives opposées du temps, la victime et le meurtrier. J’ai déjà dit, je crois, que l’action et la rêverie avaient chez Laërte la même puissance. Le Hongrois, s’arracha donc aux abîmes muets dans lesquels un instant il avait été entraîné, pour revenir au grand air et prendre conseil de son énergie virile. En sortant de sa cruelle extase, il aperçut le curé Mérino, qui avait été le témoin de tout ce qui venait de s’accomplir. L’officier et le soldat échangèrent d’abord un regard intraduisible. Certains faits laissent sur ceux qui les ont vus une sorte de reflet lugubre. Quand ces gens-là se regardent pour la première fois, ils éprouvent, même les plus braves, un sentiment qui ressemble à la peur ; mais un semblable sentiment ne pouvait pas être de longue durée chez des hommes tels que Laërte et son serviteur. Tous deux trouvèrent bien vite en eux ce que la situation présente exigeait de leurs natures.

— Mon lieutenant, dit Mérino, vous avez devant vous plusieurs heures. Jusqu’à ce soir, j’empêcherai qu’on ne pénètre ici. Partez sur-le-champ, marchez de votre pas habituel ; vous traverserez la ville sans danger. Quand vous aurez quitté Blidah, vous verrez ce qu’il vous conviendra de faire. Le monde est grand, et les morts