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nani ont changé en haines vivaces des antipathies qui se seraient contentées d’être malveillantes. Et que de prétextes excellens il a dû fournir aux sentimens qui n’auraient pas osé s’avouer! Quel terrain mieux choisi par exemple pour opérer une rupture désirée que la publication d’un livre de Victor Hugo! Deux amis douteux, cherchant sans le trouver un moyen d’avouer leurs véritables sentimens, n’ont qu’à exprimer leur opinion sur un nouveau livre de Victor Hugo : les voilà séparés à jamais par un abîme infranchissable et profond comme celui qui sépare le Sylla de M. de Jouy d’Hernani ou de Marion Delorme. Chacune de ses œuvres ravive les colères de Vadius et de Trissotin, attise leur immortelle dispute, fait pâlir de dépit et d’envie Oronte, dont personne n’est plus tenté pendant de longs mois d’écouter le sonnet, fournit à l’honnête Alceste un moyen d’épancher sa bile, et force Philinte lui-même, le bienveillant Philinte, à rompre la neutralité qui lui est chère.

Le nouveau livre de M. Victor Hugo attire, comme toutes ses œuvres précédentes, lecteurs et critiques sur ce terrain de disputes. Il était attendu avec des sentimens très contraires : les uns le désiraient avec une curiosité impatiente, les autres le redoutaient avec une antipathie rancuneuse, d’un genre tout particulier, que M. Hugo a seul le privilège d’inspirer. Avant qu’une seule ligne en eût paru, on en exaltait, on en condamnait l’esprit, la tendance et le but. Qu’en connaissait-on cependant? Rien, si ce n’est le titre et le nom de l’auteur; mais ce titre semblait gros de tempêtes, ce nom rappelait les longues guerres civiles littéraires d’autrefois et quelques-uns des épisodes les plus passionnés des luttes politiques des dix dernières années. Les deux premiers volumes de cette œuvre, qui doit en compter dix, ont à peine paru, et déjà ils soulèvent en sens divers des controverses très vives, que pour notre part nous trouvons intempestives et précipitées. Avant de prendre parti pour ou contre la pensée de l’auteur, on nous permettra d’attendre que cette pensée nous soit entièrement connue. Les adversaires de M. Hugo accusent son nouveau livre d’être socialiste, À ces adversaires on pourrait répondre, comme l’évêque Myriel des Misérables : Voilà une grosse couleur! Mais peut-être ne s’agit-il que de s’entendre, et de savoir ce que signifie ce mot suspect. Est-ce à la matière employée par le poète, aux sentimens exprimés par lui, que s’adresse ce reproche amer, ou bien à un parti-pris hostile contre la société contemporaine? Si ce parti-pris existait, je serais prêt à le condamner avec les adversaires de M. Hugo; mais je soupçonne que leur animosité devance leur information, et qu’ils condamnent avant de connaître, car après le plus scrupuleux examen je n’ai rencontré dans ces deux volumes rien qui res-