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qui peuvent produire l’effet qu’il veut atteindre. S’il agit autrement, non-seulement il manquera son effet, ce qui pour un artiste est bien quelque chose, mais il péchera contre les lois essentielles de son art, car il tombera dans l’hérésie de certains réalistes contemporains qui, contre toutes les lois du bon sens, veulent conserver précisément ces intervalles et ces espaces que la vie met entre les événemens.

Le forçat rentre dans la ville errant à l’aventure. En passant devant la cathédrale, il montre le poing à Dieu, puis il s’assied sur un banc de pierre pour y passer la nuit. « Vous avez frappé à toutes les portes, lui dit une vieille femme qui sort de l’église, et qui l’interroge avec bonté; frappez à celle-là, » et elle lui montre la porte de l’évêché. L’homme frappe, entre, se nomme et raconte son histoire avec cette franchise cynique que donne le désespoir. Il exhibe son passeport jaune, afin de savoir tout de suite à quoi s’en tenir sur la réception qu’on lui prépare. « Madame Magloire, dit l’évêque, vous mettrez un couvert de plus et des draps blancs au lit de l’alcôve. » Ici nous devons noter quelques-unes de ces exagérations familières à l’imagination robuste de M. Hugo. L’évêque reçoit chez lui le forçat et le fait asseoir à sa table, j’y consens; cette hospitalité courageuse est l’acte d’un chrétien zélé, elle est en accord parlait avec ce que nous savons de son caractère. Il l’entretient avec douceur et l’appelle monsieur, passe encore : je reconnais dans cette politesse ce tact délicat et soigneux d’éviter toute allusion blessante qui distingue les âmes pieuses; mais il a fait tout son devoir et plus que son devoir lorsqu’il a dit : «Vous souffrez, vous avez faim et soif, entrez; cette maison est celle de Jésus-Christ. » Quel besoin a-t-il d’ajouter que tout ce qui est chez lui appartient au forçat? En ce moment-là, le bon évêque frise le ridicule et manque par charité même aux devoirs de la charité. La charité en effet a ses degrés; elle ne peut embrasser également toutes les âmes avec la même douce énergie sans violer la justice. Le premier degré de la charité s’appelle pitié et miséricorde, et c’est cette charité qui est due à l’hôte sinistre que l’évêque vient d’abriter. Lorsque l’évêque dit ce mot imprudent : « Tout ce qui est ici est à vous, » la conscience proteste et répond au contraire que rien de ce qui est là n’est à lui. Quel besoin l’évêque a-t-il d’étaler sous les yeux de ce malheureux les débris de son luxe, ses flambeaux, ses couverts d’argent? Est-ce pour faire sentir à cette âme endurcie les aiguillons du mal et y faire naître les tentations du vol? Il pèche par imprudence et légèreté de conduite, car il sollicite au mal une conscience engourdie pour le moment; il joue le rôle d’agent provocateur du désordre. Pourquoi aussi cet air de fête donné au souper? S’agit-il de fêter par hasard le retour de l’enfant prodigue? Le juste pèche sept fois par