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nous voyons se former peu à peu les couches de perversité, de haine et de sauvage colère sous lesquelles l’âme ancienne disparaîtra, Jean Valjean n’était pas né méchant, il était né taciturne et dévoué. Les combats de la misère n’étaient pas faits pour dissiper cette humeur farouche. Il avait eu une sœur et sept petits enfans à nourrir. Un jour où la misère était trop grande, il avait volé un pain avec effraction, et pour ce fait avait été condamné au bagne. Lorsqu’il partit pour le sombre lieu qui devait le métamorphoser en bête sauvage, les gardiens virent une scène touchante : le cœur du malheureux se fondit une dernière fois sous l’action des doux sentimens de l’humanité. « Il pleurait, les larmes l’étouffaient, il parvenait seulement à dire de temps en temps : J’étais émondeur à Faverolles ; puis, tout en sanglotant, il élevait sa main droite et l’abaissait graduellement sept fois, comme s’il touchait successivement sept têtes inégales… » Bientôt le souvenir même des êtres pour lesquels il s’était voué au malheur disparut. « À peine, pendant tout le temps qu’il passa à Toulon, entendit-il parler une seule fois de sa sœur… On l’en entretint un jour, ce fut un moment, un éclair, comme une fenêtre brusquement ouverte sur la destinée de ces êtres qu’il avait aimés, puis tout se referma ; il n’en entendit plus parler, et ce fut pour jamais. » Les combats qui se livrent dans cette âme, et dont chacun aboutit à la défaite d’un sentiment humain, ont été suivis et racontés par M. Victor Hugo avec une singulière puissance de logique. Toute cette partie du livre est pleine de beaux traits, pittoresquement rendus, d’observations mises en saillie avec cette force d’objectivité qui est propre à M. Hugo. Je prends un exemple au hasard. Vous figurez-vous ce que peut être la vision du monde aux yeux d’un forçat et comment les images des choses se réfléchissent dans cet esprit enfumé comme un verre d’éclipse ? C’est évidemment quelque chose comme un fourmillement confus et indistinct, d’où se détache à et là quelque image brisée, isolée et incompréhensible dans son isolement. « Dans cette pénombre obscure et blafarde où il rampait, chaque fois qu’il tournait le cou et qu’il essayait d’élever son regard, il voyait avec une terreur mêlée de rage s’échafauder, s’étager et monter à perte de vue au-dessus de lui, avec des escarpemens horribles, une sorte d’entassement effrayant de choses, de lois, de préjugés, d’hommes et de faits dont les contours lui échappaient, dont la masse l’épouvantait, et qui n’était autre chose que cette prodigieuse pyramide que nous nommons la civilisation. Il distinguait çà et là dans cet ensemble fourmillant et difforme, tantôt près de lui, tantôt loin et sur des plateaux inaccessibles, quelque groupe, quelque détail vivement éclairé, ici l’argousin et son bâton, plus loin le gendarme et son sabre, là-bas