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égayé par ce que les érudits d’Oxford appellent pratorum viva voluptas, est certainement une source de récréations plus saines et plus honnêtes que le cabaret. Toutes les professions, toutes les classes de la société, tous les âges fournissent des champions à ce jeu national par excellence. L’été il n’est guère autour de Londres de tapis de gazon qui ne soit occupé par un cercle de joueurs autour duquel s’arrondit un cercle de curieux, et par des tentes où une partie de cricketers se réfugie aux heures du soleil pour prendre le frais. Il y a pourtant des centres qui attirent surtout l’élite des amateurs. Les deux plus fameux à Londres sont Lord’s Cricket ground (terrain du lord pour le jeu de cricket), dans Saint-John’s Wood, et le Kennington Oval, où se réunit le Surrey Club.

Lord’s Cricket ground fut ouvert en 1815, au moment où, la paix étant signée entre les grandes nations de l’Europe, les balles, disent les cricketers, allaient prendre une direction plus intelligente et plus inoffensive que celle des champs de bataille. L’entrée n’a rien de monumental : c’est une sorte de porte cochère qui tient à un public house et qui conduit à travers une remise pour les voitures vers un immense tapis vert bordé d’un cercle de sable. L’herbe, drue, fine et courte, est entretenue avec un soin extrême et passée au rouleau de manière à effacer les moindres inégalités du terrain. À la gauche de cette vaste nappe de gazon s’élève un pavillon détaché qui sert à la fois de lieu de réunion pour les membres du club de Marylebone et de grand stand pour assister dans des stalles aux parties de cricket. Les autres spectateurs, admis moyennant une légère contribution, se répandent autour de la pelouse, que dominent dans le lointain d’opulentes maisons séparées par des jardins. Les acteurs, les cricketers, occupent naturellement le centre du terrain, et c’est sur eux que se porte toute l’attention de la foule. Si simple qu’il soit, le Lord’s Cricket ground a vu se réunir dans son enceinte les membres de l’aristocratie anglaise, des évêques, des généraux ; il a été le théâtre de luttes et d’exploits célébrés par tous les journaux du temps, et dont le souvenir se conserve encore dans la mémoire des connaisseurs. Un livre et un crayon à la main, les amateurs pariaient alors, avec autant de science et d’effronterie que les bettors de chevaux dans le cercle d’Epsom. Ces paris sur les cricketers ont même donné lieu dans le temps à des artifices et à des ruses de guerre tout à fait condamnables. Un de ces stratagèmes consistait à détourner l’un des meilleurs joueurs de son poste en lui annonçant, sans le moindre fondement, que sa femme venait de mourir. L’un d’eux, troublé dans ses fonctions de batsman (l’homme qui repousse la balle) par une nouvelle aussi imprévue, s’écria : « C’est bien malheureux pour