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ce qu’il y a dans ce divertissement qui réponde si fort au caractère national. Je crus enfin l’avoir trouvé : c’est qu’outre le cou ; d’œil, le calcul, l’agilité, le courage, ce jeu exige un grand empire sur soi-même (self control). Il exerce le caractère et la force d’âme, ces vertus toutes britanniques, car la première qualité d’un bon joueur est de ne se laisser troubler ni par les difficultés ni par le succès[1]. Au reste, les Anglais ne tarissent plus quand ils parlent des vertus du cricket. Parmi ces éloges, il en est quelques-uns de mérités, et auxquels je dois souscrire. Il est certain que cet exercice développe merveilleusement les muscles, et qu’il contribue ainsi à la force et à la santé de la race. Un autre avantage qui ne me touche pas moins est qu’il sert de lien entre les différentes classes de la société britannique. Dans les villages, il n’est pas rare de trouver réunis sur le même champ de cricket le pair d’Angleterre et le paysan, le vicaire et le publicain, l’homme de loi et le barbier, qui jouent, causent et plaisantent ensemble avec une sorte de familiarité. Ici chacun occupe le rang que lui assigne le mérite, et comme le jeu de cricket se prête à une grande diversité de talens physiques, il y a place pour tout le monde. Tous les joueurs sont si bien égaux devant la bat, que dans les campagnes et les villes on choisit pour représenter le comté non les mieux placés dans le monde, mais les plus habiles, et un tel honneur est pourtant le faîte auquel aspire l’ambition d’un cricketer. Cette fois du moins, — et les cas sont rares en Angleterre, — se trouve pratiquée à la lettre la sentence de Burns : « Le rang n’est que le balancier qui frappe la guinée ; l’homme n’en reste pas moins l’or après tout. »

Veut-on savoir maintenant quels sont les grands partisans de ce jeu dans les villages ? Ce sont principalement les clergymen qui prétendent avoir découvert dans le cricket un moyen de moralité. À les entendre, cet exercice mâle et austère détourne de l’intempérance. Il en est en réalité d’un tel divertissement comme des anciens jeux si honorés par les Grecs : il réclame avant tout la modération et la sobriété[2]. Peut-être cette prédilection des ministres de l’église anglicane pour le jeu de cricket tient-elle aussi à l’éducation qu’ils ont reçue dans leur jeunesse. Dans les universités d’Oxford et de Cambridge, il n’est pas rare de trouver des savans et même de graves

  1. Un fait peut-être mérite d’être remarqué : parmi les étrangers, et ils sont nombreux, qui résident depuis des années en Angleterre, beaucoup se sont tout à fait assimilé les manières britanniques ; mais pas un d’eux, que je sache, n’a conquis quelque célébrité dans le jeu de cricket. Ce jeu marque en quelque sorte la limite de la naturalisation pratique.
  2. On raconte qu’à Purton, en 1836, cinq des joueurs furent forcés d’abandonner la partie. Ils avaient déjeuné le matin de crabes et bu du vin de Champagne.