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sional players donnent le ton au champ de cricket ; mais la plupart de ceux qui y figurent sont des hommes de lettres, des avocats, des artistes, des gentlemen, qui n’y cherchent que le plaisir et un exercice fortifiant. L’excentricité anglaise n’est pas non plus demeurée étrangère à un jeu si national. Les femmes, non contentes d’applaudir et d’encourager les cricketers, ont voulu quelquefois descendre dans l’arène. À Berry, une partie (match) s’engagea entre les matrones et les jeunes filles de la paroisse, en présence de leurs maris, de leurs frères et de leurs amans ; les matrones l’emportèrent, et, enivrées sans doute par le succès, défièrent ensuite tous les cotillons du comté de Suffolk. Une autre rencontre intéressante est celle des vétérans de Greenwich et des vétérans de Chelsea, — la marine contre l’armée. J’assistai moi-même à l’une de ces batailles entre onze braves avec une jambe contre onze vieux loups de mer qui n’avaient plus qu’un bras. La victoire fut chaudement disputée, et resta aux pensionnaires de Greenwich : Trafalgar l’avait emporté sur Waterloo. Dans l’ardeur de la mêlée, il y eut deux ou trois jambes brisées par la balle. Qu’on se rassure pourtant, c’étaient des jambes de bois. Les Anglais ne cultivent pas seulement chez eux le cricket avec tout l’héroïsme de la patience, ils ont voulu le répandre dans les contrées les plus lointaines. Aujourd’hui presque toutes les casernes de la Grande-Bretagne ont leur cricket ground et leur club de joueurs ; tous les vaisseaux de guerre de l’état se trouvent pourvus de barres, de balles et de crosses. Il en résulte que partout où ils descendent, soldats et marins organisent une partie sur le rivage, au risque de troubler le repos des tortues, d’effrayer les oiseaux de mer et d’étonner les indigènes. Je lis presque toutes les semaines dans les journaux de sport le récit fort détaillé de cricket matches qui ont eu lieu au cap de Bonne-Espérance, dans l’Inde, en Chine, au bout du monde. Le climat des tropiques n’est point précisément celui qui conviendrait le mieux à un tel exercice ; mais les Anglais le cultivent en pareil cas à cause de l’association d’idées qui s’y rattachent. Ils jouent au cricket, comme aux antipodes les colons séparés de la mère-patrie célèbrent la fête de Noël, au milieu de leur été, avec du roastbeef et du plumpudding, en souvenir de la vieille Angleterre.

À en croire les apologistes de ce passe-temps national, le cricket est un moyen de civilisation, et comme tel on ne saurait trop l’étendre sur toute la terre. Je dirais plus volontiers que c’est le signe de la domination britannique. Les hommes d’état eux-mêmes ne considèrent point une colonie comme bien fondée, c’est-à-dire comme entièrement soumise à l’élément anglais, tant qu’il n’existe pas sur les lieux un cricket ground. Toutes les populations du nord