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mon passeport, celui sur papier timbré, dont la fabrication m’avait tant coûté!...

Dès le début et le premier jour de mon évasion, j’avais perdu presque le quart de mon modique pécule de voyage, la note qui devait me guider dans mes pérégrinations et le plukatny la seule pièce qui pouvait apaiser les premiers soupçons d’un curieux... J’étais au désespoir.


II.

Une chose surtout fit réussir l’œuvre périlleuse de mon évasion, en me décidant à persévérer contre tous les obstacles et toutes les déceptions, en m’obligeant d’avoir pour ainsi dire courage malgré moi-même : l’impossibilité où j’étais d’abandonner l’entreprise. Une fois que j’eus quitté Ekaterininski-Zavod, mon sort devenait absolument le même, que je fusse pris à Tara ou dans les monts Ourals, dans le steppe de Petchora ou au port d’Archangel, tandis que chaque pas fait en avant me rapprochait de la délivrance. J’étais donc condamné à n’avoir ni regret ni hésitation. Aussi, malgré la perte irréparable que je venais d’éprouver, continuai-je toujours mon chemin, et, arrivé bientôt sur la grande route d’Irbite, je trouvai dans l’animation subite du paysage un spectacle fait pour distraire mes yeux et rassurer même à certains égards mon esprit. Sur la vaste plaine de neige à gauche de laquelle, dès Tioumen, commençaient à se dessiner dans le lointain les flancs boisés de l’Oural, fourmillaient en masse innombrable des traîneaux allant à la foire ou en revenant, remplis de marchandises et de yamstchiks (paysans entrepreneurs de roulage), et emportés par ces chevaux sibériens dont l’agilité n’est égalée que par l’adresse de leurs intrépides conducteurs. Le mois de février est « le mois de récolte » pour les habitans de ces contrées, qui trouvent dans le louage de leurs chevaux et de leurs traîneaux, à l’époque de la grande foire d’Irbite, le gain principal de l’année, et font montre alors de cette bonne humeur, de cette gaîté bruyante qui animent toute population active au sortir de la morte saison. Je mêlai ma voix aux cris aigus et perçans des yamstchiks ; je saluai du fond de l’âme tout passager comme l’auxiliaire involontaire de ma fuite, car plus le nombre d’hommes, de chevaux et de traîneaux grossissait, plus je prenais courage. Le moyen en effet, pensais-je, de distinguer parmi cette foule de marchands, de commis et de paysans un condamné politique cherchant sa liberté? le moyen de me poursuivre dans cette Babel mouvante et changeante? Autant vaudrait, selon notre dicton de l’Ukraine, « poursuivre le vent dans les steppes!... »