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une boutique quelques pains et du sel que je mis dans mon sac, et je sortis par la porte opposée de la ville sans que le l’actionnaire eût jugé à propos de m’adresser la moindre question. Les dépenses nécessitées par le louage des chevaux jusqu’à Irbite, combinées avec le vol dont j’avais été victime, avaient énormément réduit mes faibles ressources. Je ne me trouvai plus possesseur que de 75 roubles en assignats. Comment atteindre la France à l’aide d’une si petite somme? Il était clair pour moi dans tous les cas que je ne devais plus compter désormais que sur mes jambes, sur mes bras même, si je parvenais à trouver en route quelque chance de gain.

L’hiver de 1846 fut d’une rigueur extrême, et la neige tomba en si grande abondance que je vis s’effondrer en plus d’un endroit des maisons assez solidement construites. De mémoire de Sibérien, il n’y avait pas eu d’aussi rude saison. Le matin pourtant où je traversai Irbite, l’air devint plus doux; mais aussi la neige commença à tomber si forte et si épaisse, qu’elle obscurcissait complètement la vue. J’éprouvais une sensation étrange en me trouvant ainsi au milieu de ces espaces presque toujours silencieux, et enveloppé de flocons de neige que j’essayais en vain de secouer. La marche était très fatigante au milieu de ces masses blanches qui s’amoncelaient à chaque pas. Je ne perdis cependant pas la trace, et de temps à autre des yamstchiks venus à ma rencontre en traîneau m’aidèrent à la retrouver. Vers midi, le ciel s’éclaircit, et la marche devint moins pénible. J’évitais d’ordinaire les villages, et quand il me fallait en traverser un, j’allais tout droit devant moi, comme si j’étais des environs et n’avais besoin d’aucun renseignement. Ce n’est qu’à la dernière maison d’un hameau que je me hasardais parfois à faire quelques questions, alors que des doutes graves s’élevaient en moi sur la direction à prendre. Quand j’avais faim, je tirais de mon sac un morceau de pain gelé, et je le mangeais en marchant ou en m’asseyant au pied d’un arbre, dans un endroit écarté de la forêt. Afin d’apaiser ma soif, je recherchais les trous que les habitans du pays pratiquent dans la glace des fleuves et des étangs pour abreuver leurs bestiaux; je me contentais même quelquefois de la neige fondue dans ma bouche, quoique ce moyen fût loin de me désaltérer à souhait. Mon premier jour de marche au sortir d’Irbite fut bien rude, et le soir je me trouvai tout à fait exténué. Les lourds vêtemens que je portais sur moi ajoutaient aux fatigues de la route, et je n’osais pourtant pas m’en débarrasser. A la tombée de la nuit, je courus au plus profond de la forêt, et je songeai à préparer ma couche. Je savais le procédé qu’emploient les Ostiakes pour s’abriter pendant leur sommeil dans leurs déserts de glace : ils creusent tout simplement un trou profond sous une forte masse de neige, et y