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vid, avec cette différence que Goliath entendait bien cette fois ne pas se laisser vaincre. Au dernier tour, l’intérêt redoubla ; il ne restait plus dans l’arène que deux concurrens sérieux, Deerfoot et Brighton, un pédestrien de Norwich. Ce fut Deerfoot qui l’emporta d’environ 4 mètres. Le succès de l’Indien fut salué par une immense exclamation et par un enthousiasme tout britannique. L’oracle du temps, timikeeper, déclara que la course avait duré trente et une minutes, cinquante-quatre secondes, trois quarts. À peine avait-il changé ses habits de coureur, que l’indien fut redemandé par le prince de Galles. Le prince, avant de quitter le pavillon, présenta à Deerfoot une bourse qui contenait deux bank-notes, distribua quelques pièces d’or aux autres coureurs, et serra encore une fois la main du peau-rouge, qui répondit à cet honneur par un salut un peu gauche. C’était maintenant le tour des femmes ; elles se pressèrent autour de Deerfoot, le fêtèrent, l’entourèrent des signes les plus énergiques de l’admiration, et le prièrent de pousser son terrible cri de guerre, warwhoop. L’Indien, visiblement flatté, prit une attitude héroïque, et lança du fond de la poitrine quelques notes sauvages qui firent reculer d’effroi les belles Anglaises, puis il se retira aussi frais et aussi calme que s’il n’eût point mis le pied sur le turf ; on eût dit qu’il était prêt à courir encore pendant un mois.

D’autres honneurs attendaient à Cambridge le représentant d’une race que les Anglo Saxons ont longtemps poursuivie jusque par-delà les lacs et les forêts. Deerfoot fut invité à dîner, quelques jours après la course, dans la grande salle de Trinity-College. Cette marque de distinction, je l’avoue, fit murmurer les fellows (agrégés de l’université) : mais une des notabilités de Cambridge, le révérend Beaumont, qui avait introduit l’Indien à la table des érudits, défendit et expliquât ses motifs dans une lettre publique. Selon lui, toutes les supériorités du corps ou de l’esprit méritent un certain degré d’admiration. Je crois que, préjugé de classes à part, le révérend Beaumont s’est fait dans cette circonstance l’écho des vrais sentimens anglais. La présence de Deerfoot dans la Grande-Bretagne soulève d’ailleurs une question physiologique d’un certain intérêt. La course, ainsi que la plupart des exercices du corps, ne serait-elle point un des attributs de l’état sauvage ? On pouvait le croire après la lecture des romans de Cooper ; il est difficile d’en douter aujourd’hui depuis l’arrivée de Deerfoot en Angleterre. Ce dernier, je le sais, n’est point un sauvage dans toute la portée du mot ; la tribu dont il descend s’est rattachée depuis quelque temps à l’agriculture et aux rudimens de la vie civilisée. Son vrai nom n’est pas Deerfoot, mais Louis Bennett. J’ajouterai même, au risque d’affaiblir un peu la poésie de la mise en scène, que la plume