Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/296

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lac de Ladoga et la Néva, devait nous mener jusque sous les murs de Saint-Pétersbourg. Nous ramions jour et nuit à côté d’innombrables canots, barques et navires qui couvraient littéralement les lacs et les fleuves, mais surtout à côté de radeaux de bois destinés aussi aux besoins de la capitale, et qui en certains endroits obstruaient complètement le passage. Nous n’étions que trois d’abord, moi, le patron et son fils, jeune homme assez robuste; ce dernier, lorsque nous approchions de la rive, y faisait descendre le cheval, qui, attaché par une corde à la barque, aidait ainsi à la tirer. Le patron ne se refusait cependant pas à prendre de temps en temps, malgré l’exiguïté de la barque, quelques passagers pour les déposer à des endroits convenus; comment renoncer au plus petit gain? Par malheur ces passagers n’étaient pas toujours précisément des membres de la société de tempérance, et me causaient de grandes inquiétudes. Outre le travail continuel des rames, j’avais encore à surveiller ces ivrognes, et une fois même je dus me jeter à l’eau pour en retirer un pauvre diable qui s’y était laissé tomber. Je ne veux pas me faire meilleur que je ne suis, et je dois avouer que j’avais un intérêt tout personnel à veiller sur la vie de ces hôtes incommodes. En cas de malheur, il aurait fallu faire halte à la première station et entamer avec la police une négociation qui aurait commencé invariablement par la demande de nos papiers. Ma charité n’était donc rien moins qu’évangélique.

A mesure que nous approchions du terme de notre navigation, je devenais plus pensif et surtout plus soucieux d’apprendre quelque chose sur les usages de Saint-Pétersbourg. Heureusement le patron avait pris à l’une des stations plusieurs femmes qui, après une visite faite à leurs parens, revenaient dans la capitale, qu’elles habitaient depuis longtemps comme servantes et filles de chambre. Ma condition de bohomolets m’obligeait à leur prêcher une morale qui le plus souvent ne faisait qu’exciter leur gaîté. Cependant je ne prêchai pas tout à fait dans le désert, surtout lorsque je pris la défense d’une vieille femme dont les chambrières se moquaient d’une manière vraiment révoltante; hélas! la jeunesse est si insouciante et si égoïste! C’était une pauvre paysanne de la Korélie; elle allait pour la première fois à Saint-Pétersbourg voir sa fille, qui y exerçait l’état de blanchisseuse. Elle me sut un gré infini de ma protection, m’appela son batopichka (petit-père), et m’offrit bientôt une aide vraiment providentielle.

Après avoir essuyé une tempête cassez violente, qui fit horriblement crier nos femmes, et laissé derrière nous Nova-Ladoga et Schlusselbourg, où Alexis Orlov étrangla le malheureux Pierre III sur l’ordre de la grande Catherine, nous arrivâmes à huit heures du matin au port de la capitale, en face même de la Perspective-Nevski.