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la Courlande ou la Samogitie ; j’imaginai donc de me faire passer pour un stchetinnik. Ainsi s’appellent des paysans russes qu’on rencontre souvent dans ces contrées, aussi bien qu’en Lithuanie et en Ukraine, et qui vont d’un village à l’autre achetant des soies de cochon pour le compte des marchands de Riga. Cette condition me servait très bien; elle me permettait de frapper à plus d’une porte et de demander mon chemin sous le prétexte de m’enquérir si mon article se trouvait dans l’endroit. J’allais à pied, je couchais d’ordinaire dans les blés ou dans les bois, et le beau temps (nous étions au mois de juillet) me fut presque toujours favorable. J’avais d’ailleurs échangé mon pantalon d’hiver contre le pantalon bleu d’été que j’avais emporté de la Sibérie, renouvelé mon linge et ma chaussure, troqué chez un aubergiste ma pelisse contre une redingote et une petite casquette, que je conservais dans mon sac en vue de la Prusse; quant à mon petit burnous de peau de mouton (armiak), en véritable homme de la Russie (rouski tcheloriék), je le gardai toujours sur moi malgré les chaleurs de l’été. Mon passage à travers la Lithuanie, à travers notre sainte Samogitie, ne fut pas dépourvu pour moi d’émotion ni de scènes souvent plaisantes. Combien de fois je fus tenté de révéler ma nationalité à l’un ou à l’autre de mes compatriotes, de lui demander aide et conseil! Je tins cependant bon et ne démentis jamais mon caractère de stchetinnik russe. Un jour, à Polonga, je voulus acheter sur le marché un fromage à une Samogitienne; nous ne pûmes tomber d’accord sur le prix, et ma respectable compatriote, forte en voix comme toute femme de la halle, se mit à débiter un chapelet assez peu chrétien sur « ces chiens de Moskats (Moscovites). » Si je pus faire semblant d’ignorer le sens des paroles, le sens des gestes ne fut que trop clair, même pour un moujik, et, Dieu me pardonne, je dus presque faire mine de vouloir protéger l’honneur moscovite contre les outrages d’une Polonaise!...

C’est entre Polonga et Kurszany que je résolus de passer en Prusse. J’eus une peine infinie à me procurer, sans me trahir, quelques renseignemens sur la manière dont les Russes surveillaient la frontière; la source la plus abondante d’informations fut pour moi un soldat même de la douane. Le voyant prendre un bain dans la petite baie de Polonga, je suivis son exemple, espérant pouvoir ainsi mieux entamer l’entretien. Je me déclarai son compatriote dès qu’il m’eut appris qu’il était de Pultava. Il y a un moyen bien simple de faire parler un soldat russe, c’est d’amener la conversation sur les malheurs et les déboires de son état. Une fois mis sur ce thème, mon compagnon de bain me raconta toutes les mesures de précaution que les hommes de la douane étaient obligés de prendre jour et nuit envers les contrebandiers et les rebelles (bonntorstchiki, comme on