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mon évasion ; le fonctionnaire prussien sortit, et. alors M. Fleury, s’approchant de moi, me dit : «On ne pourra éviter de vous livrer aux Russes; tout récemment encore on a renvoyé d’ici plusieurs de vos compatriotes à la frontière. Il n’y a qu’un seul moyen de salut pour vous : tâchez de voir le comte d’Eulenburg, ou au moins de lui écrire. Il est président de la régence (Regierungs praesident) et presque tout dépend de lui. C’est un homme de cœur, loyal, généreux, aimé de tous: écrivez-lui, au nom du ciel! Quel malheur! quel malheur ! »

Revenu à la prison, j’écrivis en effet au comte d’Eulenburg, ainsi qu’à notre abbé Kajsiewicz, à Paris, pour obtenir une attestation de mon identité, car j’avais remarqué qu’on se demandait si je n’étais pas un émissaire ayant pris part aux affaires de Posen. Depuis ma révélation, on eut plus d’égards pour moi dans la prison; mais je devins en même temps l’objet d’une plus rigoureuse surveillance. Après dix jours, le comte d’Eulenburg me répondit une lettre polie, mais vague; toutefois la recommandation finale « d’avoir de la patience » me semblait cacher quelque encouragement. Les investigations principales roulaient maintenant sur un seul point : avais-je ou non participé aux affaires de Posen"? A cet égard j’étais parfaitement tranquille. Mes angoisses furent grandes néanmoins, et plus d’une fois je dus me dire que mon plus sûr moyen de salut était le poignard.

Un jour un monsieur se présenta à ma prison, déclara se nommer M. Kamke, commerçant à Kœnigsberg, et me demanda si j’accepterais volontiers sa caution. Etonné aussi bien que touché de cette offre inattendue, je lui en demandai l’explication. J’appris alors que le bruit de l’arrestation d’un Polonais évadé de la Sibérie s’était répandu dans la ville et y avait causé une vive émotion. Les honnêtes habitans de Kœnigsberg, que le cartel avec la Russie avait déjà froissés plus d’une fois, s’étaient surtout émus à l’idée de voir livrer un homme qui était parvenu à s’évader de la Sibérie à travers tant de dangers; on avait fait des démarches en ma faveur, et on espérait obtenir ma mise en liberté sous caution. Ah ! que ces paroles me firent de bien!... L’acceptation du cautionnement rencontra toutefois des obstacles; mais, appelé de nouveau le 1er septembre à la police, j’y trouvai l’excellent M. Kamke, qui vint à moi, m’embrassa en me disant que j’étais libre. J’étais libre en effet, et cette déclaration me fut renouvelée par le fonctionnaire chargé de l’enquête sur ma situation. Il me demanda si je voulais rester encore quelque temps à Kœnigsberg, et je répondis affirmativement : je tenais à remercier mes bienfaiteurs, tant de personnes qui s’étaient intéressées à mon sort, surtout le comte d’Eulenburg.