Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/313

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

contait à cette singulière confidente, comme si elle eût pu eu comprendre la mélancolie ou la gaîté, mille événemens infimes de sa vie dans les régions civilisées. Les yeux de Fatma-Zohra ne quittaient pas les siens; cela suffisait pour le soutenir. La fille des pays arabes était pour lui un de ces portraits qui finissent par s’animer sous notre regard. Quelquefois cependant il croyait s’apercevoir de ses illusions, et alors il en riait lui-même, mais en s’adressant une douce et bienveillante moquerie. « Je ressemble aux dieux indiens, se disait-il; je crée une femme avec mes songes. » En cela, il commettait la plus grande de ses erreurs; il avait simplement à ses côtés une femme avec laquelle il faisait à son insu un échange banal et impie de caresses, car on peut appeler banale et impie toute caresse qui ne sert pas à confondre deux cœurs.

Laërte fut arraché à cette existence pleine d’un charme malsain par l’impression la plus pénible qu’il eût éprouvée encore. Il se surprit un matin à entendre annoncer sans joie une expédition prochaine. Il faut le dire à sa louange pourtant, ce n’était point la terreur de quitter Fatma-Zohra qui changeait ainsi son âme au moment de la guerre; mais pour la première fois, près de courir aux armes, il se demandait avec anxiété quels ennemis il allait frapper. Son ancienne nature reparut cependant le jour même où il se mit en route. Le bataillon qu’il commandait était composé d’hommes vigoureux et bien taillés, ne manquant pas d’une grâce virile sous leurs costumes guerriers. Les réguliers d’Abd-el-Kader portaient presque tous une sorte de capuchon brun semblable à celui qui termine le froc des cénobites. Seulement ce capuchon était adapté à un manteau court qui ne couvrait que leurs épaules et laissait voir leurs jambes alertes enveloppées dans des pantalons flottans. Quand ils avaient sur leurs têtes ces capuces bruns d’où sortaient de longues barbes, les réguliers offraient l’aspect le plus fantasque; ils tenaient des moines et des malandrins. On eût dit une phalange de brigands travestis en capucins pour marcher à quelque expédition sacrilège. Ce qui portait à son comble la bizarrerie de cette troupe, c’était l’organisation tout européenne de la musique qui réglait ses pas. Les réguliers marchaient au son des clairons et des tambours; tambours et clairons sonnaient des marches semblables aux nôtres, mais où résonnait cependant je ne sais quoi qui avait une saveur de barbarie. Eh bien! tout cela plaisait assez à l’imagination de Laërte, cette imagination dont en définitive il subissait presque toujours les lois. De temps en temps il se retournait sur son cheval noir marqué à la tête d’une étoile blanche, et regardait la singulière légion dont il était suivi. Il s’établissait ensuite avec plaisir sur sa monture, ramenant autour de lui le vaste burnous qui abritait toute sa personne. Il tirait quelques bouffées de fumée d’une pipe en bois de