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dant des réguliers s’avança dans l’enceinte où s’organisaient les premiers quadrilles. Les danseurs dont il était entouré avaient un aspect qui ne manquait point d’une vigoureuse originalité. Ces masques ne ressemblaient ni à ceux de Rome, ni à ceux de Venise, ni à ceux de Paris. On sentait dans ces chœurs impétueux, où se croisaient les travestissemens les plus fantasques, des élémens que l’on aurait en vain cherchés dans toutes les grandes villes de l’Europe. C’était, avec une bigarrure mille fois plus audacieuse encore dans les costumes, la cohue qui se presse sur les quais populeux des cités maritimes. Cette gigantesque confusion dont l’histoire biblique nous a transmis le souvenir, la confusion de Babel, régnait tout naturellement parmi ces êtres qui parlaient toutes les langues. La partie féminine représentait la variété de courtisanes que renferme le monde entier. Des yeux où brillaient les plus chaudes clartés du soleil perçaient des masques noirs plus attrayans dans leur mystère que les plus séduisans visages dans l’éclat visible de leur beauté. Quant aux hommes, on sentait qu’ils appartenaient presque tous à la race des gens de guerre. Leurs déguisemens avaient plus d’excentricité que d’élégance; par son habit comme par ses poses, chacun cherchait à exprimer quelque pensée bizarre et fougueuse. Les pierrots, avec leurs chapeaux pointus conviant une oreille et leurs vastes culottes flottantes comme des culottes de spahis, ressemblaient à des forbans. Les polichinelles n’avaient point le riche ajustement des Mondors, ce n’étaient pas ces vaniteux Turcarets dont ils excellent à rendre le type d’ordinaire; mais c’étaient ces polichinelles sataniques bafouant les lois humaines dans la personne bâtonnée du commissaire et terminant la série de leurs scélératesses bouffonnes par un combat avec le diable qui ressemble à une querelle de famille où la victoire est incertaine.

Laërte pendant quelques instans fut saisi par le vertige qui faisait tournoyer cette assemble. Depuis qu’il était rentré dans Alger, son âme faisait dans le passé une excursion emportée semblable à celle du mort de la ballade; après avoir retrouvé les jours de son enfance, il abordait maintenant les jours de sa jeunesse. Il avait peine à contenir dans ses veines cette sève printanière si puissante qu’à certains momens de notre existence elle a besoin, pour ne pas nous étouffer, de toutes les blessures que le sort porte au tronc où elle bouillonne. Il avait vingt ans, il retrouvait dans sa cervelle l’immense chaos, la fête de Brocken que donnent à cet âge sur notre front tous nos désirs, toutes nos aspirations et tous nos rêves; mais peu à peu ses impressions se calmèrent. Dans ces chemins parcourus déjà et qu’il parcourait de nouveau, il était entraîné malgré lui avec une célérité toujours croissante. Il parvint donc à ces grands