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sur la vérité de la situation par ce contact immédiat des hommes et des choses que ne peuvent remplacer à distance ni l’esprit le plus sagace, ni l’expérience la plus consommée, ils étaient persuadés que les sentimens d’incurable méfiance, de jalousie invétérée auxquels la coalition européenne devait sa naissance, se maintiendraient dans toute leur force aussi longtemps que l’état territorial de la France ne serait pas positivement fixé. Dans leur conviction réfléchie, là était la pierre d’achoppement, celle qu’il importait d’écarter la première de notre chemin. Pour dissiper tant d’ombrages, il n’y avait qu’un moyen, c’était d’en supprimer la cause. En face de nos anciens adversaires, tous incertains de la part qu’ils allaient recueillir dans le commun butin, tous également avides, tous jaloux les uns des autres, nous avions un avantage évident à nous placer le plus tôt possible dans une situation parfaitement nette, la seule réglée d’avance, qui, du premier coup, mettrait au-dessus de tout soupçon notre bonne foi et notre désintéressement. A vrai dire, l’honneur de l’invention n’appartenait ici à personne, car c’est le propre des conceptions du bon sens de s’imposer un peu d’elles-mêmes à tout le monde, et l’on n’aurait pas alors facilement imaginé pour notre diplomatie une autre ligne à suivre. Le mérite de M. de Talleyrand, quand il vint représenter à Vienne cette politique de la France, fut de lui donner tout d’abord une attitude d’autorité incomparable, et son habileté consista à lui ménager un rapide triomphe. A coup sûr, l’œuvre était difficile. Il est curieux de voir par quel singulier mélange de patience flegmatique, d’ironie mordante et de hardies résolutions M. de Talleyrand, aux premiers jours de la fatale année 1815, était parvenu à rompre la coalition formée contre nous à Chaumont, renouée à Paris, et qu’on s’était promis de rendre indissoluble à Vienne.


II.

Au moment de l’arrivée de M. de Talleyrand à Vienne, la capitale de l’Autriche, naguère si triste et presque déserte, offrait un spectacle des plus singuliers. Jamais ville en Europe n’avait à la fois hébergé tant de souverains. C’était un pêle-mêle d’empereurs, de rois et d’altesses couronnées. Toujours actif, de plus en plus pénétré de la grandeur de son rôle, tout plein encore des applaudissemens qu’au printemps il était allé provoquer chez ses alliés d’Angleterre et des ovations que lui avaient décernées ses sujets de Saint-Pétersbourg et de Varsovie, l’empereur Alexandre avait fait à Vienne, le 25 septembre, une sorte d’entrée triomphale, traînant après lui, comme à la remorque, son ami désormais inséparable, le roi Guillaume de Prusse. Entourés de leurs principaux conseillers