Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/424

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gère à tout ce qui se passait autour d’elle, et je compris qu’elle se retirait au fond de sa pensée.

Je la reconduisis jusqu’à sa voiture. Arrivé là, le marchepied baissé, Madeleine enfouie dans ses fourrures : — Me permettez-vous de vous accompagner ? lui dis-je ; je reviendrais à pied, ce qui, par une pareille nuit, me plairait.

Il n’y avait aucune réponse à me faire, surtout en présence de M. d’Orsel et de Julie. La demande était d’ailleurs des plus simples. Je montai avant même qu’on me l’eût permis.

Il n’y eut pas un mot de dit pendant ce trajet sur un pavé bruyant, au pas rapide et retentissant des chevaux. M. d’Orsel fredonnait en souvenir de la pièce. Julie m’examinait à la dérobée, puis se collait le visage aux vitres et regardait les rues. Madeleine, à demi renversée, comme elle l’eût été sur un lit de repos, froissait par un geste nerveux un énorme bouquet de violettes qui toute la soirée m’avait enivré. Je voyais l’éclat bizarre et fiévreux de ses yeux fixes. J’étais dans un grand trouble, et je sentais distinctement qu’il y avait d’elle à moi je ne sais quoi de très grave, comme un débat décisif.

Elle descendit. la dernière, et je tenais encore sa main que déjà M. d’Orsel et Julie montaient devant nous le perron de l’hôtel. Elle fit un pas pour les suivre, et laissa tomber son bouquet. Je feignis de ne pas m’en apercevoir.

— Mon bouquet, je vous prie ? me dit-elle, comme si elle eût parlé à son valet de pied.

Je le lui tendis sans dire un seul mot ; j’aurais sangloté. Elle le prit, le porta rapidement à ses lèvres, y mordit avec fureur, comme si elle eût voulu le mettre en pièces.

— Vous me martyrisez et vous me déchirez, me dit-elle tout bas avec un suprême accent de désespoir ; puis, par un mouvement que je ne puis vous rendre, elle arracha son bouquet par moitiés : elle en prit une, et me jeta pour ainsi dire l’autre au visage.

Je me mis à courir comme un fou, en pleine nuit, emportant, comme un lambeau du cœur de Madeleine, ce paquet de fleurs où elle avait mis ses lèvres et imprimé des morsures que je savourais comme des baisers. Je m’en allai au hasard, ivre de joie, me répétant un mot qui m’éblouissait comme un soleil levant. Je ne m’inquiétais ni de l’heure ni des rues. Après m’être égaré dix fois dans le quartier de Paris que je connaissais le mieux, j’arrivai sur les quais. Je n’y rencontrai personne. Paris tout entier dormait, comme il dort entre trois et six heures du matin. La lune éclairait les quais déserts et fuyans à perte de vue. Il ne faisait presque plus froid : c’était en mars. La rivière avait des frissons de lumière qui la blanchissaient, et coulait sans faire le moindre bruit entre ses hautes bordures d’arbres et de palais. Au loin s’enfonçait la ville populeuse, avec ses