Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/486

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

soit juste et bon, cela fera uniquement que nous ne serons pas seuls à être engagés dans une mauvaise voie. Je ne prétends pas que l’économie sociale du pays en sera profondément troublée : il est évident que 5 ou 6 millions prélevés sous une forme plus ou moins regrettable ne peuvent pas exercer une grande influence sur la richesse publique; mais on n’en aura pas moins consacré un mauvais précédent qui pourra mener plus loin qu’on ne pense.

Ce qui fait mieux ressortir encore l’inconvénient de cet impôt, c’est son corrélatif; c’est le dégrèvement d’une somme équivalente dans l’impôt personnel et mobilier et dans celui des patentes au profit d’une certaine catégorie d’individus. Ce dégrèvement exceptionnel nous paraît condamnable à tous les points de vue : d’abord il est contraire aux grands principes de 89, qui proclament l’égalité devant l’impôt comme devant la loi. On dit : Mais l’exception n’est pas nouvelle, il y a des individus exemptés de la taxe personnelle et mobilière, ceux par exemple qui sont réputés indigens[1]. Pour ceux-là, l’exemption se comprend, ils sont en général secourus par la charité publique; si on leur demande la taxe personnelle et mobilière, on accroît leur misère et on est obligé de leur rendre d’une main ce qu’on leur aura pris de l’autre. On ajoute, pour ceux qu’on veut exempter, que, sans être réputés indigens, ils sont à la limite extrême où l’indigence devient manifeste, et qu’à ce titre ils méritent aussi des ménagemens. Nous comprenons cette sollicitude; mais si on se place une fois sur ce terrain, il n’y a plus de limite à poser, on est en plein arbitraire. Croit-on par exemple que ceux qui seront, eux, à la limite extrême de l’affranchissement se trouveront dans une position plus aisée que ceux qui seront affranchis et qu’ils ne demanderont pas aussi la même faveur? Au nom de quel principe les repousser? Qu’on se rappelle ce qui se passait à propos des électeurs censitaires à 200 francs du gouvernement de juillet; on demandait quelle différence de capacité il pouvait y avoir entre celui qui payait 200 francs de contributions et celui qui n’en payait que 199, et comme on prouvait qu’il y avait quelquefois plus de capacité au-dessous qu’au-dessus, la barrière a été emportée un beau jour, et tout le monde est devenu électeur. Il faut veiller à ce qu’il n’en soit pas de même à propos des dégrèvemens; par la brèche qu’on ouvre aujourd’hui, bien d’autres contribuables chercheraient peut-être à passer plus tard. Il faut y veiller d’autant plus qu’avec le suffrage universel nos institutions reposent sur la loi du plus grand nombre, et que le plus grand nombre peut avoir intérêt à rejeter le fardeau de l’impôt sur le plus petit nombre.

  1. Article 12 de la loi du 21 avril 1832.