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dividus au plus, de cent au moins. Les convois formés s’ébranlent pour la Sibérie, et le temps qu’ils mettent à faire la route est un des plus grands supplices de cette triste destinée. Le voyage par exemple de Kiow jusqu’à Tobolsk dure toute une année, et si le convoi a une destination plus lointaine, par exemple les mines de Nertchinsk (gouvernement d’Irkoutsk), alors le trajet prend plus de deux années. Les condamnés aux travaux forcés sont placés sous une plus forte escorte et une surveillance plus sévère que les déportés ; on en forme d’ordinaire des convois séparés. Ces caravanes, que j’ai rencontrées souvent dans ma triste traversée, s’acheminaient dans l’ordre suivant : en tête chevauchait un cosaque au pas, complètement armé et la lance au poing ; venaient ensuite des hommes enchaînés seuls ou attachés deux à deux par les mains ou par les pieds ; après eux, il y en avait près d’une vingtaine attachés par les poignets des deux côtés d’une longue barre de fer ; d’autres étaient attachés de la même façon, et avaient de plus les pieds enchaînés ; les femmes, au moins celles que j’ai vues, ne portaient pas de fers. Des deux côtés du convoi marchaient des soldats, les armes chargées, tandis que des cosaques cavalcadaient librement tout autour. Après les prisonniers, dans la première voiture, se trouvait l’officier commandant le convoi, la tête baissée et fumant la pipe. Les autres voitures portaient les bagages et les malades ; ces derniers avaient au cou un carcan qui les enchaînait à un poteau fixé dans le véhicule.

Mon cœur se serrait toutes les fois que je rencontrais un pareil cortège ; le spectacle des femmes surtout était navrant. Un silence morne régnait d’ordinaire dans ces groupes, et il n’était troublé que par le bruit sourd des fers. Sans doute c’étaient généralement de véritables malfaiteurs, le rebut de toute société ; mais qui me disait qu’il n’y avait pas aussi parmi eux quelques innocens, des criminels politiques, des compatriotes ? Depuis, dans mon séjour sur les bords de l’Irtiche, j’eus pour compagnons deux déportés politiques comme moi, Siésiçki et Syczewski, qui avaient fait le voyage à pied et par convoi ; ils m’ont informé des moindres détails de cette marche. C’est ainsi par exemple qu’en dormant, aucun de ces malheureux ne peut remuer sans éveiller ses compagnons attachés à la même barre, sans leur causer même une vive douleur, si le mouvement est un peu brusque, comme cela d’ordinaire arrive pendant le sommeil. Au moment des haltes et des repas, tous les prisonniers s’accroupissent en cercle, tandis que les soldats les surveillent à pied et que les cosaques font le tour à cheval. La colonne marche deux jours de suite, se repose le troisième, et à cet effet, dès Nijni-Novgoiod où les villages deviennent rares, on a con-