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il avait un goût trop prononcé pour les plaisirs de la table. On pouvait lui reprocher encore d’avoir une assez forte dose de vanité. Cependant son amour-propre était si ingénu, qu’il eût trouvé grâce devant les juges les plus rigoureux. Le père Alexis avait réussi à se persuader qu’il était un grand artiste, et cette persuasion faisait son bonheur. Ce qui est certain, c’est qu’il maniait la brosse et le pinceau avec une remarquable dextérité, et qu’il lui suffisait de quelques heures pour exécuter quatre ou cinq pieds carrés de peinture à fresque. Les doctrines du mont Athos, qu’il avait visité dans sa jeunesse, n’avaient plus de secrets pour lui ; l’esthétique byzantine avait passé dans sa chair et dans ses os : il savait par cœur le fameux Guide de la Peinture rédigé par le moine Denys et son élève Cyrille de Chio. Une seule chose chagrinait et mortifiait le père Alexis, c’est que le comte Kostia Petrovitch refusât de croire à son génie ; mais ce qui le consolait un peu, c’est qu’en revanche le bon Ivan professait pour ses œuvres une admiration sans réserve. Aussi aimait-il à s’entretenir d’art et de peinture avec ce pieux adorateur de ses talens. — Regarde, mon fils, lui disait-il parfois en lui montrant et en élevant dans l’air le pouce, l’index et le médius de sa main droite, tu vois ces trois doigts : on n’a qu’à leur dire un mot, et il en sort des saint George, des saint Michel, des saint Nicolas, des patriarches de l’ancienne alliance, des apôtres de la loi nouvelle, le bon Dieu lui-même et toute sa chère famille ! — Et là-dessus il lui donnait sa main à baiser, de quoi le bon serf s’acquittait avec une humble vénération. Cependant, si le comte Kostia avait le goût assez barbare pour traiter brutalement de barbouillages les enluminures du père Alexis, il n’était pas assez cruel pour l’empêcher de cultiver son art bien-aimé ; il avait même accordé dernièrement à ce disciple de Panselinos, le créateur de l’école byzantine, une faveur inespérée dont le bon père s’était promis de lui garder une reconnaissance éternelle. L’une des ailes du château de Geierfels renfermait une jolie chapelle, assez spacieuse, que le comte avait fait approprier aux usages du culte grec, et un beau jour, cédant aux instances réitérées du père Alexis, il l’avait autorisé à couvrir les murailles et la voûte de peinturlurages de sa façon. Le pope s’était mis aussitôt à l’œuvre. Cette grande entreprise absorbait la moitié au moins de ses pensées ; il y consacrait chaque jour plusieurs heures ; la nuit, il voyait en rêve de grands patriarches d’or et d’azur qui se penchaient sur lui en disant : — Cher Alexis, nous nous recommandons à tes bons soins ; que ton génie perpétue notre gloire dans l’univers !… — Bref, le père Alexis était si charmé de ses fresques, qu’occupé à contempler la barbe blanche d’un Noé colossal peint la veille il n’avait pas entendu tinter la cloche du dîner. C’est ainsi