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de voir, parmi nos égaux, la fortune qui prospère et le talent qui réussit ; sachons surmonter la contrariété bien naturelle de voir des supériorités fermement établies : c’est un sacrifice à faire, mais qui ne sera peut-être pas sans profit ; surtout ne rêvons pas quelque forme subite de gouvernement parfait et sans défaut, qui assure à chacun un bonheur facile et chimérique. Comme disent encore les Anglais, « la vie est une bataille ; » sachons y prendre notre rang, et pour tout privilège ne demandons que des armes égales. A-t-on, au reste, le droit de se plaindre de l’omnipotence croissante de l’état, quand, grands et petits, nous tendons tous vers lui des mains suppliantes comme vers une idole dont nous attendons tous les biens et tous les maux ? L’état c’est nous, si nous voulons, mais nous tous, et non pas quelques-uns alternativement, ainsi qu’il est arrivé plusieurs fois depuis quatre-vingts ans. L’état, tel que nous l’avons laissé se former, c’est comme la vieille tour féodale des villes du moyen âge, le donjon inexpugnable dont chacun successivement parvient à s’emparer par surprise, et d’où à l’abri des créneaux, des fossés, des contrescarpes et autres circonvallations administratives, on prétend rudement dominer les petits bourgeois et les manans qui tremblent à l’entour, Chaque parti proclame que pour être libre il lui faut la clé du donjon ; mais quand il est entré par aventure, nous savons comme il ferme la porte derrière lui, et comment il impose la liberté à sa façon. Toutefois il faudrait se garder de jeter la vieille tour par terre ou d’y mettre le feu : de tels essais nous ont déjà porté malheur, et les Anglais s’y sont mieux pris pour arriver au point de liberté politique qu’ils ont atteint aujourd’hui.


II

L’ouvrage de lord Brougham nous montre comment marche la constitution anglaise ; il n’explique pas assez peut-être ni pourquoi elle marche, ni où se trouve cette force vive qui donne l’essor au système entier. Ce livre a été fait pour les Anglais, qui tous sans doute savent ou sentent d’où vient la vitalité puissante de leur système politique. Pour nous, il en est autrement : nous avons de nombreux et habiles écrivains qui ont décrit les proportions grandioses et la solidité de l’édifice de la constitution anglaise ; mais il en est peu qui aient ouvert une tranchée profonde au pied du monument, pour sonder le terrain et pour voir sur quel sol primitif est posée la première assise qui supporte cette admirable et puissante construction. Il nous manque un livre qui mette en lumière, par des leçons à la portée de tous, les théories comme les applications pratiques