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Il y aurait d’ailleurs, dans l’histoire de l’aristocratie anglaise, une distinction à faire. Les hauts barons, comparables en quelques points à nos grands feudataires, disposèrent plusieurs fois, à la tête de véritables armées, de l’état et de la couronne ; mais les rois les anéantirent, et les premiers rangs de la noblesse féodale une fois abattus, ce fut la seconde ligne de l’aristocratie qui recommença la lutte, et qui, après beaucoup de vicissitudes, étant parvenue à la puissance, laissa pour héritiers les grands propriétaires de nos jours. En France, ce fut le roi ou plutôt l’état qui hérita des grands feudataires, aussi bien que du reste de la noblesse féodale, au moyen d’une étroite alliance entre la monarchie et le peuple, tandis que chez nos voisins ce fut l’aristocratie qui s’allia avec le peuple pour dominer la royauté.

Nulle part mieux qu’en Angleterre l’histoire de la propriété ne sert à éclairer l’histoire politique. On y voit, à mesure que la propriété s’y concentre, le pouvoir aussi, par une conséquence naturelle, devenir l’apanage exclusif de ceux qui possèdent le sol et la richesse. Cette agglomération est arrivée aujourd’hui à un tel point qu’une réaction se prépare contre elle, et que, par l’excès même de ses préjugés, la grande propriété doit craindre l’avènement d’un ordre nouveau, dans le cas où les élections descendraient encore d’un ou deux degrés, et permettraient à la protestation des mécontens de se faire jour. Chez nous, les mutations de la propriété ont pris un autre cours, et pour exprimer d’un seul mot la différence des deux pays ne pourrait-on pas dire qu’en Angleterre ce sont les riches qui possèdent à peu près la totalité du sol, et qu’en France ce sont les pauvres ? Cet état de choses en Angleterre date du jour où, après la conquête de Guillaume, les biens des vaincus furent partages entre ses compagnons d’armes avec une régularité légale sans exemple dans aucune autre conquête : spoliation consignée dans le Doomsday-book, qui encore actuellement est le point de départ de presque tous les titres de propriété.

Si la France rurale, partagée aujourd’hui entre cinq ou six millions de propriétaires, souffre dans quelques provinces d’une excessive division de la propriété, les grandes possessions territoriales en Angleterre au contraire sont réunies à ce point que le « tiers de la propriété rurale et de son revenu total se trouve concentré dans les mains de deux mille possesseurs[1]. » Viennent ensuite les terres moyennes de la gentry, qui passeraient chez nous pour de la grande propriété, puis enfin quelques rares terrains constituant la petite propriété, et le tout ne représente qu’un ensemble total de

  1. M. Léonce de Lavergne, Economie rurale de l’Angleterre, p. 104.