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contre la misère ! Mais c’est tout au plus si le gouvernement accorde à quelque victime exténuée et décrépite de la discipline militaire de s’établir dans une terre de la couronne, à des milliers de verstes de sa famille et du lieu de sa naissance, sans toutefois lui rien donner de ce qui est nécessaire à l’exploitation du champ qui doit le nourrir. Encore est-il obligé, s’il se marie, de remettre au tsar tout enfant mâle dès qu’il a atteint sa dixième année : il a ainsi l’assurance que son fils mènera une vie aussi misérable que la sienne. Il s’en faut pourtant de beaucoup que tous les vétérans soient si bien pourvus : la plupart reçoivent leur destination pour les forteresses et les prisons, ou sont renvoyés dans leurs foyers, où, vieux, impropres à tout travail, ils ne sont guère qu’une lourde charge pour une famille devenue presque étrangère ; mais le gouvernement a soin alors de spécifier dans le certificat de congé qu’il leur est rigoureusement défendu de se laisser pousser la barbe et de mendier. Malheureusement il est plus facile de se conformer à la première défense qu’à la seconde.

Excepté les quelques jours de halte forcée par suite de l’indisposition dont j’ai parlé, nous continuâmes notre route sans nous arrêter nulle part, sauf aux stations pendant le temps indispensable pour les relais et les repas. Nous voyagions jour et nuit, et nous dormions assis dans la kibitka : mais j’avais le sommeil moins tranquille que mes deux gardiens. Par suite des cahots continuels de ce véhicule, les chaînes s’agitaient à chaque instant et me frappaient les pieds ; pour obvier à cet inconvénient, il me fallait ramener les fers vers moi et les tenir toujours dans mes mains. Tourmenté d’insomnie à côté de mes gendarmes profondément assoupis et dont je rattrapai plus d’une fois les casquettes emportées par le vent, je ne pus m’empêcher de sourire à la pensée que je surveillais de la sorte mes surveillans. Le voyage était monotone malgré sa rapidité vertigineuse, ou plutôt cette rapidité même le rendait monotone en empêchant toute contemplation prolongée et en confondant les impressions. Parcourant en moyenne cent soixante-seize verstes (kilomètres) par jour, j’avais traversé successivement les gouvernemens de Tchernigov, Orel, Toula, Riazan, Vladimir, Nijni-Novgorod, Kazan, Viatka, Perm, j’avais passé les monts Ourals et Tobolsk, et je me trouvai, au bout de vingt jours, transporté des plaines fertiles de la Pologne au beau milieu de la Sibérie occidentale, sans avoir pour ainsi dire la conscience des pays ni des peuples que j’avais laissés derrière moi. À une des dernières stations avant Omsk, pendant les relais, un soldat s’arrêta devant moi en sifflant un air qui me fit tressaillir, l’air de Dombrowski : « Non, la Pologne ne périra pas ! » C’était un compatriote de Mazovie, un combattant de 1831, un ancien frère d’armes incorporé dans l’armée de Sibérie. Il s’approcha