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manquent ? C’est l’enseignement que nous demandons aux esprits les plus éclairés. L’histoire d’Angleterre n’est certes ni à découvrir, ni à refaire ; mais il n’en est pas moins vrai que les notions de détail relatives à un gouvernement qui vit sans préfets et sans gendarmes ne sont point généralement répandues en France. Supposons un instant, par une fiction rétrospective, que, malgré d’essentielles différences géographiques et historiques entre les deux pays, la liberté en France ait pu, comme en Angleterre, recueillir l’héritage de la féodalité et profiter des conséquences naturelles des luttes du moyen âge, voici peut-être, pour n’envisager qu’un des côtés principaux de la société, quelle serait aujourd’hui chez nous l’assiette de la propriété et de l’influence politique.

Vers 1789, il n’y avait en France, d’après Lavoisier, que quatre-vingt-trois mille personnes nobles[1], qui ne devaient pas composer plus de quinze mille familles. On comptait soixante-dix mille fiefs et arrière-fiefs[2] très inégalement groupés ; les justices seigneuriales étaient au nombre de cinquante mille. Ce dernier chiffre peut servir de base à l’estimation approximative de celui des grandes ou moyennes possessions territoriales, dont la plupart eussent appartenu de nos jours à des familles ne faisant pas partie de l’ancienne noblesse, ce qui du reste existait déjà bien avant la révolution, et occasionnait des plaintes et des difficultés infinies au sujet de droits et d’exemptions de toute sorte, compliqués par la contradiction existante entre l’état des personnes et celui des terres qu’elles possédaient.

Si la propriété, tout en pouvant changer de main, avait conservé sa forme comme en Angleterre, il y aurait probablement en France aujourd’hui environ cinquante mille grandes ou moyennes propriétés rurales, à peu près cinq cents par département. Ces anciens fiefs et terres nobles, actuellement transformés, n’auraient plus d’autres privilèges que de payer la taxe des pauvres et d’entretenir les hospices et les écoles, tandis qu’en même temps seraient assurées aux aînés des fils des propriétaires les modestes fonctions de maires, de juges de paix ou de conseillers d’arrondissement, et à un petit nombre d’entre eux les honneurs de la représentation nationale à la chambre des députés ou un siège à la chambre des

  1. Les ci-devant nobles formaient « environ le trois centième de la population, c’est-à-dire hommes, femmes et enfans compris, environ quatre-vingt-trois mille âmes. » — Tableau par aperçu des habitans de la France, avec distinction d’état et de professions, page 27, 1 vol. in-12, ayant pour titre : Résultats extraits d’un ouvrage intitulé : De la richesse territoriale du royaume de France, etc. (inachevé), remis en 1791 au comité de l’imposition par M, Lavoisier, député suppléant, etc.
  2. Expilly, Dictionnaire géographique de la France, 1764, au mot France, p, 364.