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veillance dont je leur savais gré de tout mon cœur. Ils me firent grâce de ces railleries cruelles que les méchans, dans d’autres sphères, prodiguent si souvent, hélas ! à toute supériorité abaissée à leur niveau par l’infortune. Plus d’une fois même ils m’offrirent leur aide dans un travail qu’ils trouvaient trop rude pour moi, ou bien ils le prirent tout à fait pour eux en me désignant une besogne moins pénible. Dès les premiers temps, ils avaient cessé de me tutoyer, et me disaient toujours « monsieur. » Un malheur immérité devait, après tout, inspirer naturellement le respect à des hommes incultes, sauvages même, mais qui, malgré tout endurcissement et toute bravade, avaient la conscience d’être criminels. À part quelques compatriotes, condamnés politiques comme moi, tous les forçats d’Ekaterininski-Zavod (au nombre de trois cents) étaient de véritables malfaiteurs. Tel avait assassiné un voyageur, tel autre avait commis un viol épouvantable ; celui-ci avait fabriqué de la fausse monnaie, celui-là était coupable d’un vol avec effraction, Je n’avais ni fausse pudeur ni fierté déplacée dans un commerce devenu inévitable et journalier ; je m’entretenais souvent avec ces étranges compagnons, j’étudiais leur caractère, et je me laissais raconter les divers événemens de leur vie. Je ne veux certes pas me faire l’historiographe des héros du bagne, je noterai cependant un récit qui a son intérêt, car il prouve que le faux byronisme avait aussi son représentant parmi nous.

Un de nos galériens, condamné aux travaux forcés à perpétuité, s’appelait Kantier. C’était un jeune homme de petite taille, fortement constitué, très brun, le teint pâle, les yeux noirs et ardens ; toute sa physionomie dénotait un caractère résolu. Il avait été commis chez un marchand de vin à Pétersbourg, et interrogé par moi un jour sur la cause de sa condamnation : « C’est pour avoir tué ma maîtresse, me répondit-il. Je la soupçonnais de m’être infidèle, je soutirais horriblement au cœur ; je résolus de me venger. Pour exécuter plus facilement mon dessein, je feignis d’oublier mes griefs ; à force de belles paroles, j’obtins d’elle la promesse, pour un jour de fête, de faire avec moi comme autrefois une excursion à la campagne. Elle hésita longtemps, comme si elle avait eu le pressentiment de son malheur, elle finit par y consentir, sous la condition toutefois qu’elle emmènerait avec elle une de ses amies. Cela ne me convenait guère, mais il fallut en passer par là. Au jour fixé, nous partîmes tous trois. Armé d’un pistolet et d’un poignard, je marchais à côté de ma maîtresse et causais avec elle. Jamais elle ne m’avait paru aussi belle et aussi aimante, mais cela même augmentait ma jalousie et ma soif de vengeance. Plus d’une fois je fus sur le point d’exécuter mon projet ; son regard me désarmait. À la fin, je m’arrêtai dans une prairie, et je désignai à ma maî-