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comme un réactif tout-puissant ; il paraissait, et le fou qui avait proféré le blasphème évocateur éprouvait une telle secousse, qu’il en était rendu à la raison ; il parlait, et le cœur malade qui avait crié vers lui dans sa détresse sentait ses cicatrices se fermer subitement et reprenait confiance en sa force. La seconde vérité que l’expérience lui avait enseignée, c’est que les hommes hésitaient beaucoup à vendre leur âme en bloc, et qu’ils reculaient devant les marchés trop absolus. Tout ou rien n’était décidément pas leur devise. Il leur proposait un marché franc, loyal, sans réticence et sans arrière-pensée : la propriété éternelle d’une âme en échange de la possession temporaire de quelques-uns des biens de la terre. Ils épiloguaient, rusaient, équivoquaient, marchandaient ; ils trouvaient le marché trop dur et les conditions trop onéreuses. Ils auraient bien consenti à vendre un quart, un tiers ou même une moitié de leur âme ; mais leur âme entière, c’était trop. Aussi le renvoyaient-ils la plupart du temps sans rien conclure.

Ainsi donc il ne gagnait rien à sa loyauté qu’une réputation d’usurier. Il réfléchit beaucoup et arriva à cette conclusion, qu’il devait désormais éviter de se montrer en personne et de proposer des marchés trop absolus. « J’inventerai, se dit-il, un art qui remplira ces deux conditions et amènera vers moi ces consciences pusillanimes et récalcitrantes sans les effaroucher ; je leur achèterai leur âme en détail, atome par atome, un jour un peu de leur énergie virile, un autre jour un peu de leur candeur sauvage, un autre jour encore un peu de leur activité pratique et de leur ardeur laborieuse. Leur vie filtrera vers moi lentement, goutte à goutte, comme au travers d’une passoire ou d’un tamis aux pores subtils et invisibles. Puisque ma franchise et ma loyauté leur font peur et leur déplaisent, je saurai leur parler un langage séduisant et les entourer de couronnes et de guirlandes. Mon nom prononcé suffit pour les guérir de leurs blessures et les arracher à leur folie !… Eh bien ! l’art que j’emploierai entretiendra leur folie, la chauffera de rêves ardens, caressera leurs blessures et les arrosera de baumes irritans. Ils trouveront une ivresse dans leurs blasphèmes, et leurs souffrances leur seront une douceur. J’affaiblirai leurs nerfs pour en augmenter la susceptibilité douloureuse, je les rendrai sensibles aux moindres souffles des vents embrasés de mon royaume, et, triomphe plus rare, ce trésor sacré des larmes qui est caché en eux, par lequel ils révèlent tout ce qu’ils ont de divin, l’humaine sympathie, la bonté, le dévouement, ce trésor qui est la rançon de leur âme, la source où elle se purifie et se rend de nouveau digne de Dieu après s’être rendue digne de moi, j’en prendrai possession. Ces larmes précieuses, qui ne sont faites pour couler qu’aux jours solennels de la vie et sous