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prenait goût aux grandes œuvres musicales. C’est là un fait vraiment considérable. Qui peut dire quelle influence l’habitude de si nobles plaisirs aura au bout de quelques générations sur les masses populaires ? J’espère qu’elles y perdront ce qui leur reste encore de brutalité et de féroces instincts. Les mœurs fauves d’autrefois, déjà tant adoucies, disparaîtront, et les faits naguère encore d’occurrence journalière ne seront plus que de monstrueuses exceptions. Les mélodies de Rossini vous paraissent sans nul doute l’apothéose aussi brillante que scandaleuse des sensualités de la chair, mais cependant votre puritanisme est bien forcé d’admettre qu’elles seraient un véritable bienfait social, si elles parvenaient de plus en plus à remplacer les chants obscènes qui déshonorent encore nos carrefours et nos ateliers ! Quel est l’homme qui, ayant pris, goût à la douce musique de Mozart, pourrait se complaire désormais dans l’habitude des blasphèmes stupides et persister dans l’usage d’un argot qui fait frémir ? La musique a malheureusement beaucoup à faire pour amener nos mœurs à ce point de raffinement que vous redoutez. Il y a encore dans notre société assez de férocité et de bas instincts à détruire pour retarder indéfiniment l’avènement de cette influence diabolique et malfaisante que vous dénoncez.

Il est possible que la musique soit en si grande faveur parmi nous parce qu’elle flatte ce tempérament nerveux qui domine dans notre siècle ; mais ne serait-il pas plus vrai encore que sa puissance provient de ce qu’elle est de tous les arts, celui qui répond le mieux au génie qui nous est propre ? La musique est par excellence l’art moderne, l’art du XIXe siècle. Nous l’aimons, non parce qu’elle nous flatte, et nous corrompt, mais parce qu’elle nous raconte à nous-mêmes nos sentimens, nos passions, notre histoire morale tout entière. Les autres arts s’épuisent en imitations stériles ou en innovation ? plus stériles encore. La peinture et la sculpture par exemple, que nous disent-elles de la vie qui est en nous ? Rien ou à peu près rien. Elles nous parlent comme à des Grecs de l’excellence de la forme, ou comme aux enfans d’une société vingt fois séculaire de l’excellence et des vertus de la tradition. Elles répètent leurs vieilles leçons sans songer, qu’il y a déjà bien longtemps que les hommes ne sont plus familiers avec les nobles nudités du gymnase, avec les combats de lutteurs adolescens et les courses de chars olympiques, sans songer que nous, enfans de ce siècle, nous sommes nés d’hier et ne pouvons demander à la tradition les secrets d’une vie morale qu’elle, n’a pas connue. Autre circonstance qui fait de la musique une puissance véritable du XIXe siècle ; elle est l’art démocratique par excellence, et correspond merveilleusement, providentiellement, pour mieux dire, à l’avènement de la démocratie. La peinture et la