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Lorsque Dieu eut placé l’homme, créé libre, dans le monde sorti de ses mains, il vit qu’il serait vraiment trop malheureux, s’il restait livré à ses propres efforts, s’il ne devait découvrir et conquérir les destinées qui lui étaient réservées que par ses propres mérites. Alors il reprit son âme, en détacha une partie et la conserva dans son sein pour la lui rendre dans les occasions qu’il marquerait et lui porter de temps à autre des nouvelles du monde idéal. Il voulut qu’il y eût une partie de l’homme qui agît en lui, sans participation de sa volonté, qui lui fût une richesse morale, qui ne dût rien aux labeurs de son libre arbitre. C’est ce mystère de la faveur divine que les philosophes expliquent par l’opposition entre les forces spontanées et les forces réfléchies de l’âme. Grâce à cette pitié divine, l’homme est donc visité par des forces qui lui sont inconnues et qui agissent en lui sans qu’il y soit pour rien. Brusque et soudaine est d’ordinaire l’apparition de ces visiteurs ; ils entrent dans l’âme sans s’annoncer, la remplissent de flammes, de splendeurs et de parfums, la font voyager à leur gré dans les plus merveilleux pays, et lui ouvrent les horizons les plus imprévus. Et tout cela s’accomplit à son insu, sans sa participation, si doucement que la plus légère pensée de lutte n’entre pas même dans son esprit, et si puissamment toutefois que toute résistance serait vaine. De ces visiteurs envoyés par la faveur divine, et qui visitent inégalement tous les hommes, les trois plus puissans sont la religion, l’amour et l’âme de la musique. Heureux, à jamais heureux, quelles que soient les fatigues de son pèlerinage, celui qui a reçu dans sa vie les visites de ces trois puissans esprits ! Malheureux, plus qu’on ne saurait l’exprimer, celui qui n’a connu aucun des trois ! Celui-là n’a d’espérance que dans un quatrième visiteur qui ne manque jamais à aucun homme, il est vrai, et qui est, lui aussi, un bel ange consolateur, au visage sérieux, doux et triste, et que l’on appelle la mort. Loin donc de voir, comme vous, dans la musique un artifice de la diplomatie diabolique, j’y verrais plutôt un des présens de la pitié divine, un don gratuitement et spontanément accordé pour compenser les privations et les douleurs de la terre, pour suppléer à l’insuffisance de notre libre arbitre à nous conquérir la vie morale.

Émile Montégut.