Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 39.djvu/75

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

routes et des mœurs du pays, tout se réunit pour dissuader le Polonais d’un si désespérant essai. Il n’a pas du reste la ressource du paysan russe qui s’enfuit ; il ne lui suffit pas de se perdre dans les forêts ou dans une commune obscure : pour parvenir à ses fins, il lui faudrait atteindre une frontière étrangère, et l’immensité des espaces à parcourir est bien faite pour ôter tout espoir ; mais les tentatives de délivrance en masse ne sont pas rares parmi les déportés politiques. Les exploits de Béniowski se présentent à la mémoire de tous et sollicitent plus d’un esprit entreprenant. Ce sont tantôt des conspirations pour se frayer à main armée, en nombre imposant, un passage vers la Perse, la Chine ou à travers les steppes, tantôt des plans plus téméraires encore de soulever la Sibérie elle-même contre la domination des tsars. Pierre Wysoçki, celui-là même qui a donné le signal de notre révolution en 1831, et qui, tombé plus tard, dans un combat, entre les mains des Russes, fut déporté à Nertchinsk, y organisa un complot de ce genre, et dut expier sa témérité dans la forteresse d’Akatouïa. De même nature fut la conspiration de l’abbé Siérocinski, demeurée célèbre dans les annales de la Sibérie. Je ne suis arrivé à Ekaterininski-Zavod que quelques années après cette sanglante tragédie ; j’étais tout près d’Omsk, l’endroit où la scène se déroula ; j’en ai vu les témoins oculaires et les acteurs, et j’ai recueilli de leur bouche, sur ce lugubre sujet, les détails suivans, dont je garantis la parfaite exactitude.

L’abbé Siérocinski fut, avant notre révolution, supérieur du couvent des basiliens à Owrucz en Volhynie, et y dirigeait en même temps les écoles. Il prit une part active à notre mouvement de 1831, et finit par tomber dans les mains des Russes. L’empereur Nicolas l’envoya servir comme simple soldat dans les régimens cosaques de la Sibérie. Pendant quelques années, le supérieur du couvent parcourait ainsi les steppes à cheval à la poursuite des Kirghis, en costume de cosaque, le sabre au côté et la lance au poing. Il y a à Omsk une école militaire, et un jour, quand on y eut besoin d’un professeur, on se souvint de l’ex-basilien, dont on savait les capacités et surtout la connaissance des langues française et allemande, et on le rappela des steppes kirghis. L’ancien supérieur de couvent, l’ancien cosaque devint ainsi par ordre professeur à l’école militaire d’Omsk, sans cependant cesser d’être simple soldat et de faire partie du régiment. Dans sa nouvelle position, l’abbé Siérocinski gagna bien vite les cœurs et eut des relations très étendues. D’une constitution physique très délicate et nerveuse, mais doué d’un rare esprit d’audace et d’entreprise, il imagina d’organiser par toute la Sibérie une vaste conspiration dans laquelle entraient tous les déportés, les soldats des garnisons, beaucoup d’offi-